Quand un intellectuel s'entretient avec les animateurs d'une contestation C'est toujours avec empressement et regret que se termine ma lecture des ouvrages de Noam Chomsky. Les analyses politiques et économiques relatives au système américain de ce penseur de la tradition libertaire, chantre de la démocratie, de la liberté et du libre-arbitre, distingué en 1988 pour sa production théorique (prix Kyoto en sciences fondamentales), ont le don d'enchanter mon esprit. Car elles lui insufflent une vision critique du monde et un rapport humain et humaniste à l'égard de l'action des hommes et des femmes qui tentent quotidiennement, dans l'ombre, de défaire le monde pour le re-construire plus égalitaire, plus juste et profitable au plus grand nombre. Tel est l'objectif principal du mouvement «Occupy», fondé aux Etats-Unis en 2011. Tout comme le mouvement des «Indignés» inspiré par Stéphane Hessel, ou des «Indignados», né en Espagne en 2011, les partisans de «Occupy», verbe qui signifie «occuper» et dont l'étymologie latine «occupo» renvoie à l'idée de «s'emparer de», se positionnent contre la politique «pro-business des partis démocrates et républicains», d'une part, et les politiques néolibérales qui régissent le monde, d'autre part. Qualifié de «spontané» et d'«anarchiste», ce mouvement est animé par un groupement de personnes qui poursuivent l'objectif de le transformer en une force politique efficace et crédible. La vision politique de ces acteurs/trices de terrain s'inscrit dans le projet émancipateur des Lumières. Elle s'ancre ainsi dans la pensée socialiste du 19e siècle qui repose essentiellement sur la socialisation du processus de production et vise à «dépasser le capitalisme tout en conservant les acquis de la modernité et du libéralisme au sens de la défense des libertés individuelles». Ainsi, en occupant le terrain, en investissant la rue, en manifestant de manière pacifique, en préconisant la désobéissance civile, les animateurs du mouvement «Occupy» ambitionnent de s'emparer du pouvoir d'une minorité qui a monopolisé les richesses au détriment de la grande majorité, de défendre les services publics et les droits des travailleurs, de manière à promouvoir «le paradis social-démocrate». Autrement dit, le «modèle après-guerre» et son système de sécurité sociale, «d'enseignement démocratisé, de soins, de santé publique et de contrôle social sur la production». Noam Chomsky est un soutien inconditionnel de ce mouvement qu'il considère comme le «premier grand soulèvement populaire». Ses convictions, ses idées, ses prises de position sont fortement appréciées et recherchées par les membres d'Occupy qui le sollicitent très souvent lors de leurs réunions publiques. Les éditions de L'Herne ont récemment publié une série d'entretiens réalisés par les militants de ce mouvement avec Chomsky. Quelle est l'analyse de ce dernier relative à la situation économique et financière américaine ? Quelles sont ses préconisations ? Selon N. Chomsky, l'année 1970 marque un tournant dans l'histoire des Etats-Unis d'Amérique. Auparavant, à partir années 1930, malgré la Grande Dépression, il prévalait pourtant le sentiment que la crise était conjoncturelle et surmontable grâce aux luttes menées par les syndicats qui organisaient des grèves contre les patrons. Durant cette période, les banques assuraient un rôle de fructification de l'épargne, en accordant des crédits aux ménages pour des projets immobiliers et autres. Ce sentiment d'espoir en des lendemains meilleurs était une caractéristique importante qui prévalait durant cette période. C'est vraisemblablement à partir de 1970 qu'un certain nombre d'événements ont engendré des mutations et des bouleversements dans le champ de l'économie américaine. En effet, le processus de désindustrialisation, de délocalisation, d'expansion des institutions financières a contribué à la financiarisation de l'économie qui a profité aux plus riches. La concentration des richesses entre les mains d'une minorité a donné lieu à la division de la société américaine en deux groupes inégaux. D'un côté, les «ploutocrates», c'est-à-dire les riches, détenteurs du pouvoir qui représentent 1% de la population. Et d'un autre, le «lot» des 99% «précaires», dépossédés, qui ne cessent de s'appauvrir. Face à cette situation de démantèlement des industries, du déclin de l'économie américaine et de l'appauvrissement du plus grand nombre, Chomsky préconise un certain nombre de mesures pour donner de la crédibilité au mouvement Occupy, vaincre les stéréotypes auxquels il est associé et pouvoir ainsi émerger comme une force alternative. C'est ainsi qu'il propose de privilégier une «démocratie participative» consistant à entreprendre des actions concrètes sur le terrain en privilégiant la posture «d'aller vers» les citoyens pour les sensibiliser, mobiliser les potentialités du plus grand nombre. L'instauration des réseaux d'aide et de solidarité est l'un des moyens qui favorisera la participation des citoyens à l'instauration de «la véritable démocratie». Sur le court terme, les actions concrètes entreprises sur le terrain auront pour objectif de réformer le système électoral, la politique budgétaire, de réglementer les institutions financières, d'abolir la «personnification des entreprises» et d'occuper le champ de la diplomatie. Sur le long terme, Chomsky prône «la démocratie industrielle». Autrement dit, il exhorte à promouvoir «l'auto-gestion», de manière à permettre aux travailleurs de s'approprier les secteurs économiques. Cette démarche vise à rendre effective l'une des idées du philosophe, économiste et historien britannique David Hume (1711-1776) qui préconisait dans l'un de ses traités que «le pouvoir -soit- aux mains des gouvernés et non des gouvernants». Afin d'étayer ses propos, Chomsky cite l'exemple de Howard Zinn. Historien, enseignant, militant syndicaliste, celui-ci s'est engagé aux côtés des «anonymes», ces êtres de l'ombre qui, par «leurs petits gestes» font «l'histoire d'en bas». Cet initiateur du mouvement contestataire (droits civiques) aux USA a joué un rôle fondamental dans la mobilisation de l'opinion publique. Son action militante et participative visait la promotion de la paix, de la justice et de la solidarité. Il était l'un des premiers signataires de l'appel à «résister à l'autorité illégitime». Il a pris position aux côtés des «réfractaires» contre la guerre du Vietnam. C'est dans son ouvrage de 2003, intitulé A people's history of the United States (Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours) que H. Zinn rend hommage à ces milliers d'«anonymes» qui luttent pour un monde juste et éthique. Tout au long des entretiens de Chomsky avec les membres du mouvement Occupy, le philosophe adopte une posture de passeur d'idées qui prône la justice, la liberté, la paix et tous les principes et toutes les valeurs qui contribuent à promouvoir le changement et l'instauration de la démocratie. A aucun moment, il ne se positionne en maître à penser, encore moins en expert qui détient le pouvoir de dire et de faire. Ainsi, il émerge comme un être qui met au service de ceux et celles qui militent activement et pacifiquement pour un système alternatif son savoir et son expérience tout en les encourageant à avoir une pensée libre et à respecter la liberté des citoyens en les amenant à «faire leur propre apprentissage, ce processus de longue haleine qui demande de la persévérance». Comprendre. Apprendre. Participer. Telles sont les recommandations de cet intellectuel engagé dont les idées et les actions nous aident à changer notre regard sur le monde et à transformer notre rapport à notre existence. *Noam Chomsky, «Occupy», traduit de l'anglais américain par Myriam Dennehy, Edition de l'Herne, Paris 2013, 114 p.