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Mohamed Sfinja (1844-1908), maître Andalou : l'ange gardien
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Publié dans El Watan le 01 - 06 - 2013

Plus de cent ans après sa disparition, l'esprit de Mohamed Ben Braham Ben Ali Mohamed Sfindja plane au-dessus du monde musical andalou algérois.
Né à Bouzaréah, en 1844 pour certains, en 1848 pour d'autres, le fils d'Ali Benbraham Sfindja et de Bachtobji Nafissa Bent Braham est présent dans le cœur de tous les amoureux de la Çan'a, l'école de musique andalouse d'Alger. De nos jours encore, des musiciens se réclament de lui et se revendiquent comme ses fils spirituels. Maître incontesté de la musique andalouse, il est pour tous le pionnier de la préservation de cet art ancestral.
A sa naissance, l'Algérie vit des jours qui comptent parmi les plus difficiles de son existence. Une sombre période a commencé. Après plus de trois siècles de présence ottomane, l'armée française a pris possession d'Alger et poursuit son avancée vers l'intérieur du pays, rencontrant partout une résistance acharnée. Après une longue résistance, l'Emir Abdelkader a été contraint de se rendre en 1847. A Alger, comme ailleurs, les habitants tentent de préserver l'organisation de leur vie sociale. Les us et coutumes hérités des ancêtres rythment le quotidien. Entre obligations sociales et religieuses, on vaque à ses occupations tant bien que mal, en subissant les événements mais en ne perdant jamais de l'esprit que les pires choses ont une fin.
Mohamed Sfindja habitait à Bouzaréah, alors en pleine campagne, au fahs Oued Belazzar, face au mausolée de Sidi Medjber, dans des maisons fortifiées – nommées bridjates ou «petits fortins» – construites durant la période ottomane. Par sa mère, il est lié à la famille des Bachtobji, nom donné aux artilleurs d'élite. Ceux-ci ont joué un rôle important dans la défense des villes côtières algériennes.
Alger était entourée de châteaux forts, à l'image de Fort l'Empereur, et de remparts hérissés de canons. Un de ses aïeux avait été officier canonnier mais son père possédait des terres et était cultivateur. Au lendemain de la prise d'Alger, le recensement des familles d'Alger compta les Sfindja, d'origine turque, parmi les plus riches de la ville. Mohamed et son frère, Youcef, épousèrent les sœurs Skoudarli, Lalla Aouaouche pour le premier et Lalla Baya pour le second. Bottier de profession, l'histoire familiale raconte que Sfindja créait des chaussures d'apparat. On le disait très apprécié pour son travail et recherché pour la précision apportée à son ouvrage.
Ses créations complétaient élégamment les costumes somptueux des mariées de l'époque. Sfindja s'intéressa très tôt à la musique andalouse. Il étudia l'arabe et le Coran auprès de son grand-père Brahim à la mosquée Medjdouba de Bouzaréah et continua ses études à la Grande mosquée d'Alger. La vie artistique d'Alger était concentrée dans les cafés où les hommes se retrouvaient pour écouter de la musique. Les grandes occasions, essentiellement les mariages, donnaient lieu à de longs préparatifs et l'animation musicale en était le moment fort. C'était le temps des maâlem (chefs de formation musicale).
Une seule femme, à ce jour, a reçu le prestigieux titre de maâlma, Yamna Bent El Hadj El Mahdi (voir El Watan du 11/05/13). Très tôt, Sfindja tomba sous le charme, jamais rompu, des belles poésies et mélodies andalouses. Longtemps, il s'est contenté de fredonner ces airs jusqu'à ce qu'un ami admiratif le persuada de pratiquer pleinement son art.
Il avait une trentaine d'années quand «il entra en musique», vers 1875. Il jouissait d'une mémoire prodigieuse et l'on raconte qu'il acquit mille mélodies en très peu de temps. Sfindja fréquenta les cafés du quartier de la Marine (près de l'actuelle place des Martyrs). C'est là qu'il fit la connaissance de celui qui allait lui transmettre son savoir et qu'il venait écouter régulièrement : Maâlem El Mnemèche. Né à Alger vers 1809 et décédé en1891, celui-ci débuta tôt dans la vie artistique.
Le talent de Mnemeche est légendaire. Il excellait dans le maniement de différents instruments avec une prédilection pour le violon, avait aussi une mémoire prodigieuse et connaissait toutes les noubas encore interprétées à son époque. Les récits et anecdotes des musiciens, relatifs à la transmission, permettent de penser que Mnemèche tenait son savoir d'un précédent grand maâlem, Ahmed Ben Hadj Brahim, chef de l'orchestre du palais du dernier Dey d'Alger. Hamoud Ben Mustapha l'avait côtoyé et beaucoup appris de lui, c'est ainsi qu'il a pu, à sa manière, contribuer à la sauvegarde d'une partie du répertoire d'Alger en confiant quelques-uns de ses éléments à Alexandre Christianowitsch (1).
De son vivant, Hadj Brahim était considéré comme un des derniers détenteurs de l'art de la nouba. Avec lui sont cités Sid Ahmed Ben Selim et Mohamed El Mnemèche. Tous sont présentés comme de fervents défenseurs de la tradition et de ses secrets. La diffusion se faisait avec parcimonie. Ceci pourrait correspondre à ce que mentionne Youcef Touaïbia quand il écrit : On connaît très peu de choses sur la transmission de la nouba avant le XVIIIe siècle. Mais il y a (dans le répertoire) des indices qui ne trompent pas et suggèrent que la perte des «codes» daterait du XVIIIe siècle.
Cette période est connue comme étant celle des maâlem. La musique était plurielle et sa pratique obéissait à la loi du marché : il y avait un maâlem pour chaque bourse et il était impensable de concevoir la vie sociale de la cité sans musique. On s'appropriait un répertoire. Et il n'était pas question pour un grand maâlem d'hypothéquer son gagne-pain en déclenchant un processus de transmission… (2). Il est donc fort probable que les pièces musicales préférées du dey, interprétées par hadj Brahim, ne soient jamais sorties du palais, car représentant un répertoire «royal» chèrement rétribué. En revanche, d'autres, admises à «descendre dans la rue», ont fait le bonheur des musiciens de cafés, héritiers alors d'un répertoire négociable. Ceci a certainement contribué à sauver des dizaines de mélodies.
On ne peut évaluer le nombre de mélodies que hadj Brahim, et d'autres maâlem avant lui, n'ont pas eu le temps (ou la volonté ?) de transmettre. Quand Mohamed Sfindja prend la relève de Mnemèche, il s'avère très doué. En peu de temps, il devient une légende vivante de la Çan'a. Sa voix était qualifiée d'exceptionnelle. Aucune festivité ne se fait sans sa présence alors que son maître vivait encore. Sfindja avait construit un salon de musique dans son jardin et y enseignait la musique, créant ainsi un «conservatoire» avant l'heure et prouvant son opposition au système de rétention des maîtres. La future et unique maâlma Yamna y a reçu une partie de son apprentissage.
La popularité du maâlem Sfindja allait au-delà d'Alger, il était très apprécié à Blida, Médéa, Miliana, Cherchell et Mostaganem. Son orchestre était composé de musulmans et de juifs. On retiendra les noms de Saül Durant, alias Mouzino, qui passait avec aisance du rebab à l'alto, Laho Serror à la kouitra, et Cheikh Saïdi. Edmond Nathan Yafil, dit Ibn Chebab (1874-1928), rejoindra ce groupe après avoir longtemps fréquenté les cafés maures de La Casbah, lieux où se perpétuait la tradition musicale. Cette rencontre impulsera un tournant décisif à la musique citadine. En 1898,Yafil met le maître Sfindja en relation avec l'ethno-musicologue, Jules Rouanet. Il en résultera la classification des noubas du patrimoine, effectuée entre 1899 et 1902.
C'est une étape essentielle dans le référencement de la Çan'a. Disciple de Sfindja, Yafil a su convaincre les maisons d'édition d'enregistrer quelques grands noms de l'époque, tels Mouzino, maâlma Yamna et Sfindja qui sera le premier à enregistrer chez Zonophone en 1901. D'abord réalisés sur cylindres et transférés plus tard sur disques 78, 45 et 33 tours, ces enregistrements, restaurés et conservés grâce aux nouvelles technologies, nous permettent aujourd'hui d'apprécier ces voix d'un autre temps. Toutes les nuances d'interprétation encore disponibles peuvent être étudiées, scrutées et disséquées pour le bonheur des férus du genre, mais aussi pour les besoins de la recherche.
Il est difficile d'évoquer Sfindja sans parler, au moins brièvement, du vieil Alger. Une des meilleures références reste Mahieddine Bachtarzi, qui a relaté dans ses Mémoires qu'il avait douze ans quand il vit jouer pour la première fois Sfindja lors d'une soirée familiale dans le fahs d'Alger, avant de le retrouver, plus tard, au mausolée de Sidi Ouali Dada, chantant des qacidate. Le témoignage de Bachtarzi permet de situer Sfindja dans son contexte. Quand il en parlait, le grand ténor algérien prenait souvent pour repère la crise connue par la musique algérienne au XVIIe siècle puis l'action salvatrice initiée par des hommes de religion.
A l'époque, les juifs pratiquant cet art devenaient plus nombreux que les musulmans. Une partie non négligeable du répertoire passait entre leurs mains. Les amoureux algérois de cette musique tentent alors de trouver une solution. Celle-ci vint de la mosquée. Le muphti d'Alger de l'époque était hanafite et appréciait l'art andalou. Il proposa aux «moudjawidin» (lecteurs du Saint Coran) d'adapter les qacidate chantées dans les mosquées aux mélodies andalouses. Tous les «moudjawidin», qu'on nommera plus tard «qaçadine» connaissaient les modes andalous et savaient les différencier sans instrument.
En ce temps, les muezzins empruntaient les modes andalous pour les appels à la prière. Le muphti leur chanta alors une qacida réputée des soirées de tarawih sur une mélodie andalouse. Le succès fut immédiat. L'initiative, très appréciée, est reprise dans les mosquées d'Alger puis de Blida, Miliana, Médéa et même au-delà. Les qacidate de cheikh Al Bossari, Sidi Boumediène Ech Chouaïb, Abderrahmane El Thaâlibi, Chems Eddine Ibn Djabir et d'autres sont revues et réadaptées. De nouvelles interprétations voient le jour. Les mouloudiate, chants à la gloire de Dieu et de Son Prophète Mohamed étaient nées.
Cette méthode a, elle aussi, permis la conservation d'un certain nombre de mélodies transmises ensuite par les maâlem à leurs disciples. Les artistes et les qaçadine se retrouvaient avec plaisir à chaque occasion. Les voix exceptionnelles, comme celle de Sfindja, apportaient leur concours aux célébrations religieuses, en particulier lors du Mawlid Ennabaoui, où les processions de qaçadine passaient dans chaque mosquée d'Alger selon un rituel bien défini pour y chanter ces mouloudiate sous la direction d'un bach qaçad (maître de chant). En cette fin de XIXe siècle, les circonstances historiques et leurs effets sur la vie économique et sociale de la cité sont loin d'être favorables aux Algériens, pour ne pas dire épouvantables. L'art et les artistes s'appuient surtout sur un instinct de conservation culturelle qui les pousse à résister à la terrible entreprise coloniale d'acculturation.
Mohamed Sfindja n'échappe pas à ce sort. Il se produisait quelques fois seulement dans l'année, selon des témoignages recueillis auprès du muphti hanafite d'Alger, Sidi Mohamed Boukandoura, lui-même bach qaçad, et d'autres de ses contemporains. En revanche, on pouvait l'apprécier dans les cafés Laârayeche, Bouchaachoue et en particulier Qahwet Malakoff (encore existant) où le maître donnait libre cours à son art. Les musiciens d'avant et après Sfindja ont tous contribué à sauvegarder ce qu'ils pouvaient, conscients de n'avoir que la mémoire pour support.
Sfindja a constitué un maillon essentiel qui n'a pas cédé devant le choc de la colonisation et a permis de conserver un art que nous pouvons encore apprécier de nos jours. Mohamed Sfindja apparaît tel un sauveteur, sinon un ange gardien, de la Çan'a algéroise. Décédé en 1908, il repose au cimetière de Sidi M'hamed d'Alger, dans le carré de la famille Benali.

(1) Esquisse historique de la musique arabe aux temps anciens. Par Alexandre Christianowitsch. Librairie M. Dumont-Shauberg. Cologne, 1863.
(2) Le Répertoire, perspective réaliste ou pure utopie ? La transmission des noubas à travers le prisme de ses incohérences. Par Youssef TOUAÏBIA. Béjaïa, décembre 2008.


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