Les années 1990 ont eu l'effet d'un cataclysme sur l'Algérie qui continue, à ce jour, de subir les conséquences d'une barbarie sans nom. L'Algérie est orpheline de 200 000 morts, un compte terrible d'une guerre qui a endeuillé toutes les familles algériennes. Toutes ces pertes sont grandes, la mère Algérie les pleure toutes et ne se console pas de leur disparition. Parmi elles, des têtes pensantes sont tombées sous des balles ignorantes. Des têtes qui sont parmi ce que le pays a enfanté de meilleur, des têtes qui ont opposé la pensée face à l'impensé et l'insensé. Tahar Djaout a été l'un de ces porteurs d'idées qui a choisi de dire et de mourir plutôt que de partir dans un silence complice et lâche. Il mourut de sa belle mort pour ses opinions et non point de lassitude et de regrets. Le 26 mai 1993, il est la cible d'un attentat. Quelques jours plus tard, le 2 juin suivant, après s'être battu contre la Faucheuse, il rendit son dernier soupir. Vingt longues années sont passées depuis ce dernier round livré contre l'ignorance et l'intégrisme et le souvenir de l'homme qu'il fut demeure, mais surtout ses idées, arguant du fait qu'une balle ne peut rien contre la pensée. Le quotidien El Watan, en partenariat avec les éditions Barzakh, a tenu à marquer une halte pour ces 20 années de la disparition de Tahar Djaout, en organisant un débat autour de ce qu'a été le journaliste et le poète. «C'est un symbole et son combat nous inspire», a noté Omar Belhouchet, directeur d'El Watan, avant de laisser place aux invités du journal qui, tour à tour, ont présenté Tahar Djaout, leur compagnon et ami. Hamid Abdelkader, journaliste à El Khabar, se souvient de sa rencontre avec Tahar Djaout. Journaliste débutant, il se retrouva face à ce monstre de la presse algérienne qui se mit à lui parler de sa conception du journalisme. «Une conversation qui s'est transformée en interview que le journal El Khabar a décidé de mettre en une», indique Abdelkader pour souligner l'importance de cet homme d'un grand savoir. «C'est lui qui m'a aidé à croire à la justesse du choix de devenir journaliste. J'ai appris de lui qu'un intellectuel se doit d'être aux côtés de sa société. Pour lui, il n'y a pas de compromis avec la bêtise humaine, il était pur ‘‘Tahar'' et, dans cela, il ressemblait au dramaturge irlandais William Yeats. Il a été le gardien de la famille qui avance», indique le journaliste d'El Khabar en se rappelant que Tahar Djaout lui disait qu'il n'y avait pas de différence entre le journaliste et le créateur. «Il était un grand poète avant d'être journaliste» Mohamed Balhi, sociologue de formation, journaliste et écrivain, a notamment travaillé à Algérie Actualité aux côtés de Tahar Djaout ; il se rappelle comment, jeunes universitaires, ils ont «débarqué» dans les années 1970 à la presse. «Djaout mathématicien, moi sociologue, on manquait de repères et on apprenait le métier en le pratiquant. Djaout, lui, était un grand poète avant d'être journaliste. J'étais heureux de travailler avec quelqu'un qui avait un grand sens de la précision. Grâce à lui j'ai découvert Flaubert. C'était le bouillon de culture dans la rubrique», se remémore Balhi en notant que Tahar Djaout ne connaissait ni les compromissions ni les compromis. «Avec lui, pas de fioritures. C'était un homme pluriel qui était en train de construire une œuvre. Les Chercheurs d'os a été son meilleur roman et, tout comme Kateb Yacine, il était dans la perpétuation de la quête identitaire de l'ancienne génération, comme Dib et Mammeri.» Mohamed Balhi relève aussi que dans ses différents romans, il y a des traces de ses déplacements comme journaliste à l'intérieur et l'extérieur du pays. «Djaout n'était pas un saint, il avait ses défauts, mais c'était un intellectuel accompli. Il y avait de la profondeur dans ses analyses. En 1989, il y a eu une politisation de la presse algérienne et c'est là que l'intellectuel engagé prend le dessus chez Djaout.» Ameziane Ferhani, un autre compagnon de Tahar Djaout à Algérie Actualité, lui aussi sociologue de formation, est actuellement responsable de la rubrique Arts et Lettres à El Watan et expert en communication. Il se remémore cet âge d'or du journalisme culturel, avec des signatures comme celles de Djaout et Mouni Berrah. «Nous étions 18 journalistes à la rubrique culturelle, ce qui était un exploit. Même El Moudjahid, qui était un organe officiel, avait une belle rubrique culturelle où Djaout avait fait ses premières armes», relate sur une note nostalgique M. Ferhani. «Dans cette équipe prestigieuse, il y avait ceux qui étaient venus à la rubrique par passion et, pour d'autres, ce fut un refuge, le champ culturel était un moyen sous le parti unique, de passer un discours politique.» «Il avait un engagement et des idées très claires» Ferhani a choisi de parler de Tahar Djaout sous l'angle édicté par Mustapha Lacheraf dans son livre Des Noms et des Lieux qui fait le lien entre l'espace et l'identité. «On se retrouvait souvent à l'hôtel Aletti où se déroulait, chaque semaine, la réunion de rédaction d'Algérie Actualité. Tahar avait un esprit poétique, on fabulait beaucoup. Il me disait souvent, alors qu'Algérie Actualité et El Moudjahid partageaient la même imprimerie : ‘‘Viens, on prend l'escalier du précipice.'' C'était pour aller voir cette machine énorme qu'était la rotative», se rappelle M. Ferhani, qui dit avoir eu la chance de connaître Tahar avant la presse. «Il avait travaillé à la DNC. Il y avait à l'époque un projet de laboratoire pour une nouvelle vision urbanistique de l'Algérie, sous la houlette de Ricardo Bofill, à l'exemple de ce qui a été fait à Barcelone. Tahar avait fait partie de ce laboratoire et je garde, à ce jour, une monographie qu'il avait rédigée sur Médéa.» Et d'ajouter : «Je l'ai connu aussi à Blida avec le groupe de Denis Martinez. Je me rappelle aussi de nos virées secrètes à la Cinémathèque pour voir un film hindou ; il me disait : ‘'J'espère qu'on n'est pas suivis‘‘, c'était la honte pour les journalistes de la rubrique d'y aller, mais on aimait bien le faire», se remémore M. Ferhani, avant d'évoquer d'autres lieux de partage de moments d'amitié avec Djaout, comme son restaurant préféré à la rue Tanger. «Il contribuait souvent à une rubrique du journal appelée ‘'Lieux dits''. D'ailleurs, j'ai retrouvé un écrit de lui dans le livre d'Or du phare de Cap Sigli. Il avait une mémoire prodigieuse et c'était un des rares journalistes de la culturelle à réellement lire les livres avant d'en faire la critique, il était capable de déceler facilement un plagiat. Je souhaiterai d'ailleurs qu'on retrouve ses textes journalistiques», note Ameziane Ferhani. Son autre ami, Arezki Metref, journaliste et poète, avec qui il avait lancé le journal Ruptures, évoque pour sa part «cet emblème» qu'a été Djaout. «Il avait commencé comme journaliste en 1974 et déjà, à la fin des années 1970, il s'était fait un nom comme on dit prendre de la bouteille. Je suis d'accord avec Djaad qui disait que si Djaout pouvait vivre de ses livres, il ne serait pas venu au journalisme. Mais il a été journaliste et a très bien fait son métier. Il a été le seul journaliste algérien à avoir donné une grande place à la peinture et aux arts plastiques. C'était un grand ami des peintres et a été l'un des premiers à faire connaître la littérature beur», estime Metref. Son ami fait aussi remarquer que ceux qui disaient, à sa mort, qu'il n'avait pas été tué pour ses idées, sont dans le tort. «Tahar n'était pas attaché organiquement à un parti, mais il avait un engagement et des idées très claires. Il savait ce qui était bien pour l'Algérie. Ce n'est pas un hasard qu'on lui ait tiré dessus, je réfute cette image de naïf qui n'a rien à voir avec la politique.» Et Metref d'ajouter : «Il a toujours eu une idée très nette de ce que doit être l'Algérie. Dans les années 1970, c'était le seul journaliste à pouvoir consacrer deux pages à Bachir Hadj Ali dans El Moudjahid. Après les événements d'avril 1980, Djaout avait protesté contre l'article infamant de Kamel Belkacem ; il n'a pas hésité à créer une association culturelle berbère avec Mammeri, suite à quoi son passeport lui a été retiré. A travers Algérie Actualité, il est monté au créneau avec deux éditoriaux après les législatives de 1991. Et avec la création de Ruptures, il voulait lancer un journal bien écrit, qui soit à équidistance du pouvoir et de l'intégrisme, avec une volonté de peser sur le débat.»