La rue constitue un lieu idéal pour l'initiation aux pratiques délictueuses voire criminelle. La délinquance juvénile est sans aucun doute le phénomène social qui traduit le mieux la difficulté d'adaptation d'un nombre grandissant de jeunes individus à la vie en société. Si les inadaptés sociaux sont nombreux, ils n'accèdent au rang encore moins glorieux de délinquants qu'après qu'ils aient commis des actes juridiquement répressibles. Les actes délictueux commis par les mineurs sont variables, mais le plus fréquent est évidemment le vol qui représente, selon les statistiques consolidées des divers services de sécurité, environ 70% des cas. Telles que décrites par ces derniers, les circonstances du vol sont des plus diverses. Il peut s'agir d'un petit larcin commis seul ou en bande, comme il peut prendre toutes les formes du délit de vol organisé tel que pratiqué par les adultes. Les «vols de compensation» consistant à subtiliser à autrui un objet ou de l'argent pour se procurer un plaisir qui compense en partie l'insuffisance de joie et d'affection dont l'enfant a été privé, et les «vols altruistes» de celui qui veut se faire bien voir de ses camarades en distribuant aussitôt le produit de ses acquisitions irrégulières seraient, selon ces mêmes sources, les plus répandus. Parmi les autres délits fréquemment commis, ils citent également les coups et blessures volontaires, les fugues et le vagabondage. Il faudrait sans doute ajouter à cela le trafic et le recel qui tendent, ces dix dernières années, à émerger du lot des délits commis par les jeunes, sans doute en raison de la culture de l'enrichissement facile qui s'est enracinée chez de nombreux jeunes à la faveur du développement de la corruption, mais aussi et surtout du manque de détermination des pouvoirs publics algériens à lutter énergiquement contre ce fléau qui tend à bouleverser négativement aussi bien la mentalité des jeunes que celle des adultes en attente de «leur part du gâteau». Consommation de drogue Pour ce qui est des délits de mœurs, les services concernés mettent plus souvent l'accent sur la prostitution de très jeunes filles, la pédérastie chez les adolescents généralement sous l'influence des adultes et la consommation à grande échelle de drogues qui a pris une ampleur considérable durant cette dernière décennie. Les sociologues et quelques experts de la Sûreté nationale, qui ont eu l'occasion de s'exprimer sur l'explosion de ces délits de mœurs, ont cité parmi les causes de la délinquance sexuelle la fermeture des «maisons closes» qui servaient d'exutoire aux pulsions sexuelles des jeunes. «Ce n'est pas par hasard si les pays démocratiques attachés à la santé publique de leurs populations tolèrent, voire même encouragent ce type d'activité, dont les sociologues ne manquent jamais de mettre en relief les effets palliatifs, notamment dans les pays fortement peuplés par des jeunes», estime à juste titre un sociologue du Créad. Bon nombre de cas de rapts d'enfants commis dans le but d'assouvir des pulsions sexuelles pourraient s'expliquer par le refoulement libidinal imposé aux jeunes, selon cette même source. Grâce au progrès des sciences sociales (sociologie et psychologie notamment) et médicales (psychiatrie), il est aujourd'hui tout à fait établi que rien ne se trouve au hasard dans le psychisme du jeune délinquant et qu'il n'est ainsi devenu que parce que certains facteurs l'y prédisposaient. Mais comme les statistiques l'ont de tous temps mis en évidence, la cause fondamentale de la délinquance juvénile réside sans conteste dans la déficience parentale, résultant généralement des dissociations familiales qui alimentent environ 80% des cas de délinquance répertoriés par les services de sécurité. La dissociation familiale – qui tend à prendre des proportions alarmantes du fait du nombre de plus en plus élevé de divorces, de remariages et autres concubinages – a, comme nous l'apprend le sociologue du Créad, des conséquences souvent désastreuses sur les enfants. La dissociation familiale et la déficience parentale qui souvent en résulte figureraient, selon notre source, parmi les causes les plus déterminantes de la transformation d'un enfant innocent en délinquant ayant sombré dans le délit, voire même le crime le plus abject. La déficience parentale qui, en grande partie, explique le retard scolaire de l'enfant, son déséquilibre affectif et le relâchement moral, est souvent imputable aux conditions de vie marquées par la misère, le taudis, la promiscuité et l'entassement à la périphérie ou dans l'enceinte des nouvelles zones urbaines livrées à l'habitation sans aucune commodité ni environnement favorable à l'épanouissement des jeunes. Le cas de la nouvelle ville Ali Mendjeli de Constantine en est un parfait exemple, mais il n'est malheureusement pas le seul. Les autorités algériennes, qui ne veulent pas se départir de cette forme d'urbanisation pourtant souvent dénoncée par les urbanistes et la société civile, continuent, malheureusement, aujourd'hui encore, à persévérer dans la réalisation de ces «incubateurs de délinquants». La rue, un lieu d'initiation au vol Certains maux sociaux apparus à la faveur des dysfonctionnements de l'économie nationale (marché informel, trafic de drogue, etc.) constituent également un terrain de prédilection pour la délinquance des jeunes. Nous avons tous eu l'occasion de constater, notamment durant cette dernière décennie, à quel point les jeunes sont obsédés par le désir de faire rapidement fortune en prenant exemple sur des personnes qui ont réussi dans la pratique du commerce informel et autres formes de trafic. De la référence à cet idéal de réussite sociale en a résulté un manque de scrupules sur les moyens d'y parvenir, une sorte de «devoir de débrouillardise» qui fait peu cas de la loi. Les repères moraux finissent par se perdre pour laisser place à une nouvelle éthique, qui valorise l'enrichissement rapide et sans cause. Le vol pour posséder, mais surtout pour revendre, a de ce fait pris une ampleur sans précédent chez les jeunes de toutes les catégories sociales, qui vont subitement se découvrir des qualités de commerçants dynamiques, capables de brasser des sommes considérables. La rue, surtout pour les enfants qui ne bénéficient pas d'une attentive surveillance des parents, constitue assurément, comme l'ont souvent mis en évidence les sociologues et les services de sécurité, un lieu privilégié d'initiation aux pratiques délictueuses, voire criminelles. S'y forment des bandes d'adolescents (de 13 à 16 ans généralement) dans lesquelles l'enfant est conditionné par le groupe à commettre des actes qu'il n'aurait sans doute jamais commis s'il avait bénéficié d'une protection rapprochée des parents. Enfin, l'alcoolisme et, plus gravement encore, la consommation de drogue, qui ont pris une ampleur considérable ces dix dernières années, constituent d'autres facteurs dont les conséquences criminogènes sont aujourd'hui solidement établies par les services de sécurité. Selon les propos d'un psychiatre en poste à l'hôpital Frantz Fanon de Blida, «consommés par des mineurs, l'alcool et les stupéfiants peuvent exercer une action néfaste, soit par leur pouvoir désinhibiteur immédiat favorisant l'accomplissement d'actes délictueux impulsifs, soit par leur action d'affaiblissement permanent des fonctions psychiques, contribuant à provoquer une désadaptation sociale progressive». Il est, affirment divers acteurs de la lutte contre la délinquance juvénile, aujourd'hui possible pour une société qui dispose des moyens humains et matériels, mais aussi et surtout de la volonté politique requise, de traiter ce phénomène en mettant notamment en place un dispositif à même de le prévenir, car il est incontestable que du point de vue social, la prévention doit primer sur la répression ou la rééducation. Il paraît en effet évident que quel que soit le jugement répressif prononcé par un tribunal, le mineur qui a comparu en justice restera marqué par son délit et surtout par les contacts inévitables avec les autres délinquants dans ces «bouillons de culture» que constituent les prisons. Etant donné que la délinquance juvénile n'est somme toute que la manifestation agressive d'une inadaptation sociale, on mesurera l'efficacité du dispositif de prévention à sa capacité de remédier aux causes de l'inadaptation. Cette prévention, nous apprend notre source proche de l'hôpital de Blida, «peut être assurée au moyen du dépistage précoce de l'enfance abandonnée, du repérage des foyers de délinquance, de l'orientation professionnelle des jeunes qui se trouvent dans de mauvaises conditions d'existence et, bien entendu, l'accès aux loisirs sains et à portée du plus grand nombre». Situation préoccupante Mais il est clair que la prévention et le traitement de la délinquance constituent des actions de grande envergure qui comprennent non seulement une part éducative et thérapeutique, mais certainement aussi une grande part d'amélioration des conditions matérielles de vie. Objectifs qui ne pourraient, à l'évidence, être atteints que si les autorités algériennes, qui disposent des ressources financières requises, consentent à les investir en priorité dans le développement économique et social, à défaut duquel la délinquance ne saurait être jugulée. Car comment prétendre contenir la délinquance juvénile dans des proportions gérables lorsque la société est, comme c'est actuellement le cas, prédisposée à générer une pléthore d'inadaptés sociaux (chômage affectant plus fortement les jeunes, paupérisation de larges pans de la société, mauvaises conditions d'habitat, dégradation dramatique du cadre de vie dans les cités, système éducatif archaïque, vie politique anxiogène, services de sécurité orientés vers d'autres tâches que la lutte contre la délinquance, etc.) ? Si rien n'est fait pour y remédier, ce constat peu reluisant laisse présager que les mêmes causes continueront à produire les mêmes effets, poussant ainsi le phénomène de la délinquance à prendre, à terme, des proportions encore plus dramatiques qu'aujourd'hui. La situation, ponctuée par des actes criminels graves (enlèvements et assassinats d'enfants, vols, agressions, etc.), est aujourd'hui suffisamment préoccupante pour devoir inciter les pouvoirs publics, la société civile et les spécialistes concernés à se pencher au plus tôt sur cette épineuse question qui, à ne pas s'y tromper, constitue une sérieuse menace pour la cohésion sociale.