« Je voyais ma mère pétrir cette terre grasse, je sentais l'essence de cette argile, son odeur, et les doigts m'en démangeaient. Le métier à tisser de ma mère, je le voyais aussi comme une harpe. » Ce qui d'emblée frappe chez Ammar Allalouche, c'est cette allégeance presque hors proportions à la notion du beau. Son art, à la fois pluriel et un, dans sa quête perpétuelle, inlassable, tenace, à son corps défendant, semble le dépasser lui-même, comme une mystérieuse injonction. La vie, il la respire à pleins sens, par ses couleurs - débordantes, exaltées, rarement sombres-, le son (il joue de la flûte et du luth), la lumière, la forme... Tout enfant déjà, dans sa verte vallée natale d'El Milia, où prospèrent oliviers et jujubiers, il se fait en lui un déclic à la vue de sa mère pétrissant la terre pour en faire un ustensile. Il réalisera sa première sculpture, Jeanne d'Arc. Il s'en souvient, la mine jubilatoire : «Je voyais ma mère pétrir cette terre grasse, je sentais l'essence de cette argile, son odeur, et les doigts m'en démangeaient. Le métier à tisser de ma mère, je le voyais aussi comme une harpe. A partir de là, tout l'art m'a interpellé, la peinture, la sculpture, la musique, la poésie...» Une profonde réflexion métaphysique s'engage alors à travers des milliers de formes géométriques, semi-abstraites, de généreuses et royales coulées polychromes, de concerts de couleurs. C'est la naissance de centaines d'œuvres picturales, dont la fameuse «Femme berbère algérienne», qui a été inscrite patrimoine espagnol en 2000. Au moins 300 de ses tableaux se trouvent chez des collectionneurs, un peu partout dans le monde. Un seul ennemi le préoccupe, néanmoins : le temps. «L'art est long, et le temps est court», écrivait Baudelaire. «Le temps passe si vite, plus vite que je ne l'escomptais», regrette A. Allalouche. Comment en serait-il autrement pour cet artiste immergé de toutes ses tripes dans tous les combats principiels, et pour qui, l'art, -comme le relevait Delacroix dans son journal en 1860- «(…) demande un homme tout entier», et pour qui également, «c'est un devoir de s'y consacrer (l'art) pour celui qui en est véritablement épris»? Toute la question est là pour Allalouche, contrairement à d'autres qui n'auront jamais le courage d'aller au bout d'eux-mêmes, se contentant de taquiner l'art en dilettante. Il se préoccupe de tout, et surtout de sa ville adoptive, Constantine, dont la déperdition du patrimoine matériel et immatériel, effraie profondément. En quête d'un art original Don Quichotte, Allalouche ? Peut-être, selon certains, ceux qui renoncent ou qui, de guerre lasse, finissent par capituler et agréer cette médiocrité laquelle ne demande tout compte fait, qu'à s'installer. «J'ai peur que Constantine perde son âme ; son répertoire musical est en train d'être bradé au profit d'un effet de mode ; il est impératif de trouver d'autres voies, une autre définition d'un art original, créer des valeurs nouvelles, contraires à l'ordre établi», s'inquiète-il à juste titre, étant, plus que d'autres, l'homme de son temps et de son espace. «L'art contemporain, on le vit, qu'on le veuille ou non», dit-il, «l'art doit être d'abord intelligent», insiste-il. «(…) le goût de ce qui vient de l'Occident, depuis la dernière guerre mondiale, et le profond reclassement de l'Europe, ont une emprise très forte sur les artistes du Maghreb qui n'ont cessé de chercher des modèles en Occident (…), une démarche qui ne permet pas souvent de dépasser l'imitation superficielle», déplore-t-il encore. Loin de nous toute velléité de comptabiliser le patrimoine impressionnant de cet artiste aux talents multiples, bien d'autres l'ont fait avant nous ; nous nous contenterons de dire qu'avec sa générosité envers ses semblables, dont il reconnaît volontiers le mérite, il a gagné sa place dans l'intemporel. L'association des plasticiens algériens (APA), dont il est le président, est née le 26 mai dernier. Son objectif premier est de «créer un noyau dynamique et encourager tous les artistes, sans discrimination aucune», nous fait-il savoir. Nous ne pouvons que nous en réjouir pour Constantine.