En marge du colloque international sur les massacres du 8 Mai 45, nous avons posé quelques questions à Jacques Vergès, avocat français. Me Jacques Vergès, en tant que juriste, comment nous expliquez-vous ce qu'est le génocide culturel, identitaire ? Souvent je dis à des amis français, qui ne comprennent pas cela, quand les Allemands occupaient la France, qu'est-ce que vous auriez dit s'ils apprenaient l'allemand à vos enfants, si les Allemands changeaient les noms de vos villes ; si à l'école on apprenait à vos enfants l'histoire de l'Allemagne et plus l'histoire de la France, ce serait un cauchemar ! Eh bien, c'est ce que vous avez fait en Algérie et ailleurs. Alors si cela ne s'appelle pas un génocide culturel, je ne vois pas du tout ce que c'est qu'un génocide culturel. Ce qu'il y a de plus grave, c'est que ce génocide est aussi grave que celui qui consiste à massacrer, parce que quand vous avez massacré, vous avez massacré, mais le génocide culturel, lui, a la durée, c'est pour cela que Soljenitsyne, le dissident russe, dit qu'on s'en sort plus vite du communisme et du nazisme que de la colonisation, et c'est compréhensible, parce que Staline n'a pas nié l'identité russe, il l'a exaltée, Hitler aussi pour celle allemande, tandis que la colonisation nie la culture locale. Pour recouvrer la culture nationale, il faut plus de temps et en plus la colonisation a instillé chez le colonisé un complexe d'infériorité, comme le disaient Frantz Fanon et Albert Memmi. Je vais plus loin. Un crime que les Allemands ont commis en France, cela s'appelle Ouradour. Ouradour a fait vingt fois moins de morts que Guelma et Sétif, mais en plus, ce qu'il y a de plus grave à Guelma et à Sétif, si Ouradour a été fait par des SS, les massacres de Guelma et Sétif ont été en grande partie accomplis par des civils, par des colons, c'est-à-dire la population y a participé.,Mais qui a donné les armes à la population ? C'est l'Etat, c'est un crime d'Etat. Est-ce justiciable ? En théorie, cela relève de la justice parce que vous avez les crimes qui ont été commis pendant la révolution, les accords d'Evian ont fait l'amnistie des deux côtés, si bien que M. Aussaresses peut avouer aujourd'hui avoir liquidé des centaines de prisonniers algériens, et on ne peut pas le poursuivre pour cela, mais les crimes de 1945 n'ont pas été amnistiés par Evian. Or les crimes de 1945, d'après la définition française même des crimes contre l'humanité, sont imprescriptibles. Si cela n'est pas justiciable, l'important, c'est surtout le fait que la France les reconnaisse. Toute société a deux visages, un visage d'épouvante et un visage humain. Que la France rejette ce visage d'épouvante, cela ne peut servir que son visage humain, ce n'est pour cela que la France se renie, c'est au contraire à son honneur. Je ne vois pas pourquoi on ne le fait pas, c'est une maladie française, c'est une maladie des Européens et surtout de l'Occident. Ils sont supérieurs à tout le monde, ils sont là pour dicter leur loi aux Irakiens, aux Iraniens, aux Peaux-Rouges, etc. Tout ce qui n'est pas européen n'est pas humain. Vous n'avez qu'à voir l'exemple d'Alexis Tocqueville, il a écrit des œuvres subtiles sur la société américaine blanche, sur la fin de l'ancien régime en France, mais quand il s'agit de l'Algérie, il dit qu'on a le droit d'incendier les récoltes, de razzier les richesses, de prendre comme captifs les femmes et les enfants et de tuer les hommes, c'est-à-dire que le colonialisme est fondé sur le mépris de l'autre (...) les autres n'existent pas, c'est comme dirait ce dirigeant socialise français actuel, M. Fresh, : « Les autres sont des sous-hommes ». Il l'a dit à un harki, il appartenait à une autre race, c'est un sous-homme. Ç'aurait été un facho, il aurait dit crapule. Le colonialisme, c'est plus grave que le totalitarisme. Hanna Arendt, qui était juive allemande, devenue américaine, dit qu'on ne peut pas comprendre le totalitarisme en Europe, sans référence au colonialisme, parce que le colonialisme a appris à mépriser l'autre dans sa dignité et dans sa vie. On parle de Shoah et Cie, mais tout ça n'existerait pas sans le colonialisme. Hitler, dans ses conversations, se réfère perpétuellement à la colonisation, dans ses projets à l'est de l'Europe. Là-dessus, Aimé Césaire avait raison de dire quand M. Hitler a commencé à éructer, ils n'ont pas été surpris, c'était le discours que tenaient nos maîtres, A la seule surprise, c'est qu'il est tenu à l'égard de Blancs, alors qu'on pensait que c'était réservé aux Noirs et aux coolies. Que pouvez-vous nous dire à propos du décret du 23 février 2005 ? Ils ont parlé des acquis et des aspects positifs, alors je dis ceci : « Vous dites que vous avez apporté une langue, d'accord, mais en détruisant la langue sur place. Vous dites que vous avez apporté une culture, mais en détruisant la culture sur place, alors que cette culture et cette langue étaient enracinées dans le pays. Vous avez essayé de greffer votre culture et votre langue à un peuple qui n'est pas le vôtre, et donc ce n'est pas un cadeau. La deuxième chose, c'est quand vous parlez des chemins de fer et des routes. Au procès Barbie, un confrère du Congo, qui était à mes côtés, a parlé de la construction du Congo-Océan, une ligne de chemin de fer nécessaire pour l'exportation de produits de la colonisation. 900 000 Noirs ont été tués à coups de fouet sur le chantier. Parmi les bienfaits du colonialisme, on peut se poser cette question à ce moment-là : Vous nous laissez le Congo-Océan ? Mais c'est nous qui l'avons construit, avec notre sueur et notre sang, et c'est vous qui l'avez exploité, alors on n'a pas à vous dire merci, c'est à vous de nous demander pardon ! Ici dans la Mitidja, vous dites que vous avez planté des orangers, mais il y en avait déjà avant votre venue ! Mais l'article 4 de ce fameux décret, qui parlait des aspects positifs, a été abrogé ? Il a été enlevé, mais par une décision du chef de l'Etat et du Conseil constitutionnel, Cela n'a pas été une décision de l'assemblée des députés. Or ce texte a été voté par l'UMP mais le PS aussi. Ce qu'il y a de grave, c'est qu'on a supprimé cet article, mais que les hommes politiques continuent à prétendre la même chose. Quand le ministre des Affaires étrangères, M. Douste-Blazy, s'adressant au président Bouteflika, dit : « Il ne faut pas galvauder le mot génocide », je dis : « M. Douste-Blazy, soyez sérieux ! »