si je devais mourir, c'est la vie en tant que telle qui prendrait fin en moi. Par contre, si je devais être ressuscité, c'est l'humanité entière qui le serait en mon for intérieur et en même temps que moi ! » Doit-on dire à la suite de Blaise Pascal, (1623-1662), que l'homme est si présomptueux qu'il voudrait être connu de toute la terre ? Pourtant, c'est ce que hasardait Léon Tolstoï, (1828-1910), au moment où il écrivait son grand roman Résurrection. Les lecteurs, en cette année 1899, étaient comme aux aguets tant les rebondissements dans la vie de Tolstoï faisaient la une de la presse et galvanisaient l'ensemble de la société russe. Ils eurent donc droit à une œuvre se démarquant radicalement de ses précédents écrits, une œuvre qui n'a rien d'épique, à la manière de Guerre et paix, des Cosaques et des Récits de Sébastopol ni de romantique sur un ton moralisateur, comme Anna Karénine. Les avis divergent, bien sûr, mais, à coup sûr, ce roman est le plus beau qu'il ait eu à écrire durant toute sa vie littéraire qui avait commencé cinquante ans plus tôt. Une mise à nu ? Peut-être ! On voit Tolstoï se dépeindre, indirectement, comme il ne l'avait jamais fait dans ses autres textes. Il y avait de quoi, car en cette fin de siècle, il fut excommunié de l'église orthodoxe aux yeux de laquelle il était considéré comme hérétique en raison de ses prises de position qui semblaient irriter les tenants d'un certain pouvoir politique et religieux à la fois. Sur le plan endogène, Tolstoï se débattait avec des idées contradictoires qui, en quelque sorte, le tétanisaient sans l'inciter, toutefois, à lâcher prise, ou l'amener à abandonner l'écriture. Imaginons, aujourd'hui, cet homme à la force colossale, en prise directe avec une réalité sociopolitique qui semblait lui échapper en raison des ramifications que celle-ci prenait chaque jour. Les différents témoignages nous renseignent sur sa vie quotidienne d'alors : une vie d'ascète doublée d'une rigueur intellectuelle extrême à l'égard de sa propre personne, des membres de sa famille, de l'église orthodoxe, du tsar lui-même et, bien sûr, des paysans vivant sur ses terres. Peut-on imaginer situation plus infernale que celle que devait endurer alors un géant littéraire comme Tolstoï ? En fait, il n'est pas le premier écrivain à prendre un chemin aux antipodes de celui de ses pairs. Il ne sera sûrement pas le dernier, car, au fil des ans, il y a des individualités qui surgissent çà et là dans la littérature universelle. Toutefois, son exemple reste typique en ce sens qu'il est allé guerroyer contre tout le monde en faisant de sa personne le modèle à suivre de près. Ses lecteurs, en Russie et à travers le monde, suivaient ses faits et gestes. A peine publiait-il un livre que celui-ci était vite traduit dans les langues de grande vulgarisation, roman fut-il, nouvelle ou texte polémique. Cet ascète était aimé et respecté de ses pairs. On allait lui demander conseil, discuter avec lui dans sa ferme de Iasnaïna Poliana. Anton Tchékhov, (1860-1904), Maxime Gorki, (1868-1936) et tant d'autres aimaient être en sa compagnie, eux qui, également, espéraient un changement radical en Russie. Apparemment, lui, s'était plu dans ce nouveau rôle durant les deux dernières décennies de sa vie. Un ascète, certes, sans toutefois, s'éloigner de la grande société russe en qui il avait placé tant d'espoirs pour un avenir meilleur ni du reste du monde. Mohammed Abdou, le réformiste égyptien, correspondait avec lui, les écrits bibliques et les idées évolutionnistes en Occident l'intéressaient de près. Par contre, le servage, les enseignements de l'église orthodoxe, la gouvernance tsariste faisaient de lui un ennemi implacable qui ne savait ni ne pouvait tempérer. De ce magma, donc, ou de ce glissement continental intérieur devait surgir son roman Résurrection. Ses lecteurs ne s'étaient pas trompés. Leur attente ne fut pas vaine. Toutefois, le narcissisme de Tolstoï, même défrayant la chronique, ne semble pas exagéré. Il y a lieu, cependant, de considérer ce géant de l'écriture comme le dernier des écrivains moralistes de toute la Russie. On le voit, le roman devait prendre une autre orientation à la suite de sa disparition en 1910. Tolstoï pourrait être également le dernier à avoir mené une bataille intellectuelle en Russie sans dévier de sa trajectoire initiale. C'est le populisme, pour ne pas dire le réalisme socialiste, qui devait lui succéder durant tout le vingtième siècle dans la défunte URSS. Est-ce un défaut que de se montrer narcissique, trop narcissique, en littérature ? La dose est, parfois, exagérée chez tel écrivain ou autre. Dans le cas de Tolstoï, elle reste dans les normes, car, en fait, celui-ci s'était mis à dos ses ennemis de tous les jours et non ses propres lecteurs en Russie et ailleurs. Pendant qu'il écrivait Résurrection, il avait cru bon de se considérer comme le centre du monde. Aussitôt après, il est revenu, pour ainsi dire, à de bons termes avec sa propre personne et son entourage direct jusqu'à sa mort en 1910 qui, du reste, est toujours inexplicable. Tolstoï ne pouvait imaginer la vie sans norme morale en vertu de laquelle chaque homme de la société mènerait sa vie. Il avait guerroyé au Caucase, créé des écoles pour ses paysans dans sa propre ferme, voire il s'était dépossédé de plusieurs de ses terres au profit de ces derniers, fait de l'église orthodoxe son ennemi principal en l'accusant d'être hypocrite. Ce n'était plus le romancier qui mettait l'histoire dans ses œuvres, mais l'homme du peuple qui faisait de sa propre personne la norme dans tout ce qu'il avait écrit. On s'interroge encore sur la raison qui l'a poussé, par un jour d'automne de 1910, à se réfugier dans une petite gare pour y mourir loin des siens. Aucune explication sérieuse n'est fournie. Vieillesse, troubles psychiques, désarroi de sa propre volonté, problèmes familiaux ne sont pas en mesure de constituer une raison acceptable de cette dernière escapade. Il faut piocher encore. En attendant, beaucoup d'eau coulera dans les fleuves de Russie avant qu'une réponse édifiante ne soit donnée.