Le Dr Jack Rasmus, titulaire d'un doctorat en économie politique, enseigne l'économie au St. Mary's College en Californie. Il est l'auteur et le producteur de divers ouvrages de fiction et de non-fiction, notamment les livres suivants: The Scourge of Neoliberalism: US Economic Policy From Reagan to Bush (2019) ; Alexander Hamilton & The Origins of the Fed (2019) ; Central Bankers at the End of Their Ropes: Monetary Policy and the Coming Depression (2018) ; Looting Greece: A New Financial Imperialism Emerges (2016) ; Systemic Fragility in the Global Economy (2016). En français «L'économie d'Obama : la reprise pour quelques-uns» (2012) ; «Récession épique : prélude à la dépression mondiale» (2010), et «La guerre intérieure : l'offensive des entreprises de Ronald Reagan à George W. Bush» (2006). Il a écrit et produit plusieurs pièces de théâtre, dont «Fire on Pier 32» et «1934». Jack est l'animateur de l'émission de radio hebdomadaire Alternative Visions sur le Progressive Radio Network, et journaliste. Il écrit sur des questions économiques, politiques et sociales pour divers magazines, dont European Financial Review, World Financial Review, World Review of Political Economy, le magazine «Z», et d'autres. Avant d'occuper ses fonctions actuelles d'auteur, de journaliste et d'animateur radio, Jack a été économiste et analyste de marché pour plusieurs multinationales pendant 18 ans et, pendant plus de dix ans, président de syndicat local, vice-président, négociateur de contrats et organisateur pour plusieurs syndicats, dont l'UAW, le CWA, le SEIU et HERE. Son site web, www.kyklosproductions.com, propose en téléchargement ses articles, interviews radio-télévisées, pièces de théâtre et critiques littéraires. Il tient un blog sur jackrasmus.com, où sont publiés des commentaires hebdomadaires sur l'économie américaine et mondiale. Son compte Twitter est @drjackrasmus. Mohsen Abdelmoumen : Il y a quelques années, vous avez alerté sur le risque d'un grand crach par l'explosion de la bulle de la dette dans votre livre «Prelude to Global depression». Où en est-on aujourd'hui dans le monde et plus particulièrement aux Etats-Unis ? Dr. Jack Rasmus : Dans ce livre, j'ai souligné que l'histoire des contractions économiques, en particulier aux Etats-Unis depuis le XIXe siècle, indique qu'il existe trois types de contractions. La première est une récession normale, souvent précipitée par de mauvais choix politiques. La deuxième est ce que j'ai appelé une récession «épique», c'est-à-dire une récession qui s'accompagne d'une instabilité financière et d'un crach. Elle entraîne l'économie réelle dans une contraction plus profonde et plus longue, dont la reprise est plus lente et plus faible. Les récessions épiques peuvent être stabilisées par des injections massives de fonds et de liquidités par la Banque centrale afin de stabiliser le système bancaire. En l'absence d'une telle réponse massive, une récession épique peut se transformer en une véritable Grande Dépression. C'est lorsque le système financier n'est pas stabilisé de manière adéquate que les banques et les institutions financières s'effondrent. La contraction de l'économie réelle est alors plus profonde que la contraction initiale. Cette situation peut, à son tour, exacerber l'instabilité financière, entraînant une contraction en retour entre l'économie réelle et l'économie financière. C'est ce qui s'est passé dans les années 1930 aux Etats-Unis, lorsqu'une série de cinq crachs bancaires s'est produite entre 1930 et 1933. Les grandes récessions peuvent se transformer en grandes dépressions ou être enrayées. La récession épique de 2008-2009 aux Etats-Unis a suivi un processus «épique» traditionnel : le crach financier s'est produit, entraînant à son tour l'économie réelle dans sa chute. Les décideurs politiques américains (Obama, le Congrès et la banque centrale) ont alors injecté des liquidités massives dans la contraction. Obama et le Congrès ont injecté environ 800 milliards de dollars. La banque centrale de la Réserve fédérale a versé 4.000 milliards de dollars supplémentaires pour le sauvetage des banques et des investisseurs. L'économie réelle américaine ne s'est pas très bien redressée. Elle a rebondi sur le fond, à la manière d'une récession épique typique, avec une reprise faible et superficielle du PIB jusqu'en 2015. En cours de route, il y a eu des rechutes. Une légère récession réelle à double creux (ndlr : récession suivie d'une reprise de courte durée, puis d'une nouvelle récession) s'est produite vers 2013. Elle a été officiellement enregistrée comme un simple ralentissement en raison de la redéfinition du PIB en 2013, qui a fait passer une contraction pour une stagnation temporaire. Bien entendu, en Europe et au Japon, le double creux a été plus prononcé. Aux Etats-Unis, les emplois perdus en 2008-2009 n'ont retrouvé leur niveau d'avant la récession de 2007 qu'en 2015. Alors pourquoi l'après-crise de 2008 a-t-elle été si faible ? L'une des raisons est que le plan de relance budgétaire de 800 milliards de dollars mis en place par l'administration Obama en 2009 était insuffisant et sa composition mal définie (trop de réductions d'impôts pour les entreprises et d'argent donné aux Etats plutôt qu'aux consommateurs directement). Une autre raison est que Obama s'est mis d'accord avec les Républicains qui contrôlaient le Congrès en 2011 pour réduire ensemble les programmes de dépenses publiques de 1.500 milliards de dollars (les 0,5 milliard de dollars étaient censés être des réductions dans le domaine de la défense, mais elles ont été différées, puis rétablies. 1.000 milliards de dollars ont été consacrés à la réduction des programmes sociaux). La politique budgétaire était donc insuffisante et l'économie a vacillé, ne progressant que de 60 % par rapport à la normale à la suite de la récession, même après une relance budgétaire et monétaire combinée de près de 5.000 milliards de dollars. L'absence de reprise énergique après 2009 a, selon moi, largement contribué au mécontentement des électeurs qui se sont tournés vers Trump en 2016. En 2017, Trump a immédiatement augmenté les mesures de relance budgétaire en réduisant les impôts de 4.500 milliards de dollars supplémentaires, mais principalement pour les entreprises et les investisseurs. Le PIB s'est redressé un peu plus en 2018-19, mais pas tant que cela. Il faut garder à l'esprit que près de 10.000 milliards de dollars de mesures de relance budgétaire et monétaire au cours de la décennie 2010-19 ont entraîné une reprise économique réelle très timide. Mais elles ont considérablement creusé les déficits et la dette nationale. En 2008, lorsque Obama a pris ses fonctions, la dette nationale des Etats-Unis s'élevait à environ 10.000 milliards de dollars (contre 5.600 milliards de dollars dix ans plus tôt). Lorsque Obama a quitté ses fonctions, elle s'élevait à 19.500 milliards de dollars. Cette situation est principalement due à l'accélération des dépenses de guerre et à la prolongation permanente des réductions d'impôts accordées par George Bush en 2013, pour un coût de 5.000 milliards de dollars. Puis Trump est arrivé et a réduit les impôts de 4.500 milliards de dollars supplémentaires et a encore accéléré les réductions d'impôts pour les entreprises et les investisseurs de 4.500 milliards de dollars. Le déficit et la dette ont encore augmenté sous Trump pour atteindre 22.700 milliards de dollars à la fin de l'année 2019. Ensuite, les fermetures économiques Covid se sont produites, entraînant l'économie dans une nouvelle récession profonde précipitée par la politique en 2020. Les déficits en 2020 ont atteint 3.000 milliards de dollars et la dette nationale a grimpé à 27.000 milliards de dollars au moment où Trump a quitté ses fonctions. Sous la présidence de Joe Biden, les sauvetages fiscaux ont coûté 1.900 milliard de dollars supplémentaires et 1.700 milliard de dollars en subventions aux entreprises et en réductions d'impôts ; en d'autres termes, les déficits se sont élevés à 3.600 milliards de dollars supplémentaires sous sa présidence. Lorsqu'il a quitté ses fonctions, la dette nationale américaine s'élevait à 36.000 milliards de dollars. La politique monétaire en 2020-21 a été une répétition de celle de 2008-09. La banque centrale a injecté 5.000 dollars de liquidités supplémentaires dans le système bancaire, même si rien n'indiquait qu'il était en difficulté en 2020, contrairement à ce qui s'était passé en 2008. La Fed a donc injecté 9.000 dollars de liquidités dans l'économie entre 2009 et 2021. Elle a ensuite commencé à relever les taux en 2021, car la réouverture de l'économie après l'affaire Covid a entraîné une forte inflation due à l'offre et à l'augmentation des prix pratiqués par les entreprises pour récupérer les pertes subies en 2020. La Fed a dû interrompre les hausses de taux d'intérêt au printemps 2020, car des taux de seulement 5,5 % provoquaient une instabilité financière dans les petites banques régionales des Etats-Unis. Ce que je viens de décrire montre que les politiques fiscales et monétaires traditionnelles conçues pour stimuler la reprise après une récession ne fonctionnent plus très bien. Elles ont créé de graves contradictions internes. Une montagne toujours plus grande de stimuli doit être jetée sur l'économie pour générer une reprise réelle toujours plus faible. Je pense que cela est dû au fait que l'économie capitaliste du 21e siècle s'est financiarisée à outrance. La stimulation budgétaire et monétaire finit par être détournée vers l'investissement dans les marchés d'actifs financiers au lieu de l'investissement réel aux Etats-Unis. Ou bien elle est détournée par des investisseurs capitalistes à l'étranger pour financer l'expansion du capital et de l'empire américains à l'étranger. Ou encore, elle est tout simplement redistribuée aux actionnaires des entreprises. Il est à noter que pas moins de 17.000 milliards de dollars ont été distribués aux actionnaires des entreprises du Fortune 500 depuis 2010 sous la forme de rachats d'actions et de versements de dividendes. Les mesures de relance budgétaire et monétaire prises par le Congrès et la banque centrale reviennent donc à «tirer sur la corde», pour reprendre la métaphore trop souvent citée par les économistes. Il s'agit de prendre des mesures de relance de plus en plus importantes pour la croissance réelle. J'explique cela plus en détail dans mon livre à paraître cette année chez Clarity Press, « The Twilight of the American Empire » (Le crépuscule de l'empire américain). Bien sûr, ce scénario concerne la dette publique. Mais il est intéressant par rapport à votre question car il soulève la possibilité que la prochaine grande crise financière puisse signifier que le(s) gouvernement(s) aura(ont) plus de mal à stabiliser la crise, si les politiques fiscales et monétaires sont de plus en plus inefficaces.