En début d'après-midi d'hier, personne ne s'attendait à ce que le procureur général près la cour d'Alger, Belkacem Zermati, soit sur le point de faire une de ses plus importantes déclarations depuis l'éclatement du scandale Sonatrach en 2010. Devant un parterre de journalistes, il a annoncé le lancement d'un mandat d'arrêt international contre non seulement Chakib Khelil, ancien ministre de l'Energie et des Mines, mais également contre son épouse et ses deux fils, contre Farid Bedjaoui (déjà concerné par un autre mandat d'arrêt international lancé par la justice italienne), mais aussi Réda Hemche, homme de confiance de Chakib Khelil et ex-directeur de cabinet du PDG de Sonatrach, ainsi qu'à l'encontre de trois commerçants binationaux ayant joué le rôle d'intermédiaires pour l'obtention de marchés dans le secteur de l'énergie. Les accusations portées contre l'ancien ministre sont très lourdes : «Corruption, trafic d'influence, abus de fonction, blanchiment d'argent et direction d'une association de malfaiteurs et d'une organisation criminelle transnationale». En tout, 20 personnes physiques et deux morales (Saipem et Orascom Industrie) ont été inculpées, dont deux placées sous mandat de dépôt et deux autres sous contrôle judiciaire. Organisée à la dernière minute, la conférence de presse du procureur général avait pour but, a-t-il précisé, «de lever toute équivoque» quant au déroulement de l'enquête judiciaire sur l'affaire Sonatrach 2. «Comme promis, je vais faire état du développement de toute l'instruction judiciaire sur cette affaire qui vient en prolongement à celle dite Sonatrach 1 et a été clôturée le 14 octobre 2012 avec l'inculpation de neuf personnes physiques et Saipem en tant que personne morale», a expliqué le procureur général, précisant que les réponses des commissions rogatoires délivrées par le juge de la 8e chambre du pôle pénal spécialisé, en charge du dossier, sont parvenues bien après l'achèvement de l'enquête, ce qui a poussé les autorités judiciaires à ouvrir un nouveau, dit Sonatrach 2. «C'est totalement faux de croire que le parquet d'Alger a attendu la justice italienne pour réagir. Sonatrach 2 n'est que le prolongement de Sonatrach 1. La commission délivrée à la justice française est revenue avec une seule partie en raison de la complexité de la mission demandée. La deuxième partie n'a été transmise qu'en juillet 2012. Concernées elles aussi, les autorités judiciaires suisses destinataires également d'une commission rogatoire, ont demandé non seulement le dossier d'un des accusés principaux, mais également l'autorisation de l'entendre sur les faits qui lui sont reprochés. Toute cette situation a fait qu'un nouveau dossier ait été ouvert sur un réseau international bien organisé avec des ramifications sur l'ensemble des continents qui pratiquait la corruption pour obtenir des contrats avec Sonatrach», a révélé M. Zermati. Selon lui, des montants énormes ont été versés aux intermédiaires pour les transférer sur les comptes des responsables de l'énergie et des dirigeants de Sonatrach à travers des opérations bancaires très complexes, dans de nombreux pays et sur plusieurs continents, précisant que ces fonds «aboutissaient soit directement chez les responsables de l'énergie ou indirectement chez les membres de leurs familles, leurs proches ou leurs anciennes connaissances». «Un réseau international bien organisé et complexe» Les premiers éléments de l'enquête, a souligné le procureur général, «nous ont permis de retrouver la traçabilité de ces comptes en Asie, en Europe, aux Emirats arabes unis, au Moyen-Orient et aux Etats-Unis. «Les montants de chacune de ces opérations varient entre 20 millions de dollars et 175 millions d'euros. Une partie de ces fonds a été investie dans l'achat de biens immobiliers eu Europe». Sur la question des mesures prises par la justice algérienne, M. Zermati a indiqué qu'au niveau national, le juge d'instruction a procédé au gel des comptes et à la saisie conservatoire des biens des personnes poursuivies dans cette affaire, alors que dans le cadre de la coopération internationale, le magistrat a demandé «le gel de tous les fonds en lien avec l'affaire». Tout en saluant «la bonne coopération» avec de nombreux pays, citant l'Italie, la France et la Suisse, le procureur général a précisé que pour le cas de l'Etat helvétique, une procédure de récupération de l'argent a été engagée par l'Algérie, avec l'aide des autorités suisses, après que l'accusé concerné par ces fonds ait accepté de les restituer. «Nous sommes toujours au début de l'instruction. Il est probable que d'autres développements apparaissent et que l'enquête puisse connaître une autre vitesse après le retour des commissions rogatoires. Le cercle des inculpations risque donc d'être élargi et les qualifications des faits peuvent être revues», a-t-il lancé. A la lumière de ces révélations, le juge d'instruction a décerné un mandat d'arrêt international contre Chakib Khelil, son épouse et ses deux enfants, mais aussi contre Farid Bedjaoui, Réda Hemche et trois commerçants ayant la double nationalité, qui ont joué le rôle d'intermédiaires lors de ces transactions. «Ces mesures constituent un saut qualitatif important. Elles sont le résultat de faits concrets auxquels la justice algérienne est arrivée», a souligné M. Zermati. Interrogé sur le fait que l'ancien ministre ait pu quitter le pays en toute quiétude alors que ses domiciles à Alger et à Oran avaient été perquisitionnés simultanément, le procureur général a répondu : «Le juge a le droit de procéder à des perquisitions dans des lieux qu'il juge en lien avec les faits sans que le propriétaire soit inculpé. Chakib Khelil n'était pas inculpé au moment où ses domiciles étaient fouillés. Les convocations lui avaient été transmises et il les avait bien reçues. Il a adressé une lettre manuscrite au juge d'instruction à partir des Etats-Unis, où il était installé, pour l'informer de son impossibilité à se présenter parce qu'il était malade et que son médecin lui a interdit de voyager durant une période de deux mois. Il a joint à cette lettre un certificat médical dûment signé. C'était le 13 mai 2013. Depuis, il n'a plus donné signe de vie.» «Même s'il est Américain, pour nous Chakib Khelil restera Algérien» «Plus de deux mois se sont écoulés et il ne s'est pas présenté. Il y a deux semaines, le juge a lancé un mandat d'arrêt international à son encontre et à l'encontre des membres de sa famille.» A la question sur sa nationalité américaine qui lui permet d'éviter une éventuelle extradition, M. Zermati a répondu : «Il est vrai qu'il a la nationalité américaine, mais pour nous il est Algérien. Il suffit qu'il quitte les Etats-Unis et tout dépendra du pays où il s'adressera…» M. Zermati a affirmé par ailleurs que des montants importants ont été trouvés sur les comptes gelés appartenant aux accusés domiciliés à l'étranger : «Nos demandes ont été acceptées par tous les pays avec lesquels nous avons travaillé jusque-là. Nous travaillons dans la discrétion et nous prenons tout le temps qu'il faut parce que le pire ennemi du juge est la précipitation. Toutes les accusations portées contre Chakib Khelil ont été étayées par des faits probants qui ne laissent aucune faille et qui ont eu comme suite inévitable le mandat d'arrêt international. Les procédures de gel des comptes domiciliés à l'étranger et de la saisie conservatoire des biens de tous les accusés sont en cours.» A propos du rapatriement de ces fonds (dont se réclame également la justice italienne), le procureur général a déclaré : «Cette procédure est clairement définie par la convention onusienne de lutte contre la corruption, ratifiée par l'Algérie, qui précise tous les mécanismes de restitution et de rapatriement des avoirs détournés.» A une question sur la non-implication de l'ancien ministre de l'Energie dans l'affaire Sonatrach 1, M. Zermati a répondu : «Tout simplement parce que les faits contenus dans le dossier sont différents de ceux de Sonatrach 2.» Sur les pays où les comptes des personnes incriminées ont été retrouvés, notamment ceux de Chakib Khelil, de sa famille et de Farid Bedjaoui, le procureur général a affirmé qu'il s'agit pour l'instant de quelques-uns domiciliés à Hong Kong, à Singapour, aux Emirats arabes unis, au Liban, et dans des pays du Moyen-Orient, ainsi qu'en France, en Italie et en Suisse, trois pays, a-t-il souligné, qui ont «très bien collaboré» avec le pôle pénal spécialisé d'Alger. Le procureur général a conclu : «La corruption est un phénomène mondial qui a toujours existé. Mais nous pouvons dire qu'en Algérie, nous avons failli à la mission de contrôle. Et quand je dis ‘nous', je vise tous les responsables, chacun à son niveau. J'espère que cette affaire servira de leçon à nos dirigeants pour le futur. Si nous avons réagi en réprimant, c'est que nous avons failli en prévention…»