Cela peut paraître arbitraire, particulièrement aux yeux de certains historiens que nous savons tatillons, et à juste titre d'ailleurs, pour tout ce qui touche aux dates, sémaphores de la science historique, mais il semble que 1912 peut être considéré comme le point d'envol d'une nouvelle forme de lutte qui va donner le signal de départ de cette longue marche du peuple algérien vers son indépendance. On peut avancer, sans risque de carton rouge, que cette année est la pierre d'angle, primaire il est vrai, qui va marquer les balbutiements de ce qui sera la pensée politique algérienne. Au cours des années qui suivront et jusqu'à nos jours, nous retrouvons des marqueurs analogiques depuis Le Manifeste jeune Algérien (juin 1912) en passant par La Lettre à Wilson de l'Emir Khaled (mai 1919), le programme de l'Etoile nord-africaine (ENA) de 1926, le manifeste des AML et, bien sûr, la Plateforme de la Soummam et bien d'autres. Le 3 février 1912, les autorités coloniales décidaient la «conscription obligatoire des indigènes algériens». Ainsi donc, on accordait à des non-citoyens d'un peuple sans droit l'insigne privilège d'aller mourir sur les champs d'honneur européens pour une République marâtre qui avait édicté à leur intention, 31 ans avant (28 juin 1881), le sinistre «code de l'indigénat». Des Algériens, réunis dans un Comité de défense des intérêts musulmans (CDIM) composé de lettrés et d'élus municipaux, ont constitué une délégation chargée de se rendre à Paris pour remettre au président Raymond Poincaré une liste de revendications. Ils demandaient des réformes en échange de la conscription obligatoire. Ce texte, qui reprenait en fait d'autres, élaborés par ailleurs, s'appellera, mais plus tard, le Manifeste jeune Algérien, demandait, pour des devoirs analogues des droits identiques à ceux des citoyens «plein pot», autrement dit de souche européenne. La candeur de la démarche en moins, il faut cependant en retenir le caractère novateur malgré le contenu franchement intégrationniste de la supplique de ces premiers défricheurs. On n'osait pas encore le mot istiqlal (indépendance). D'un point de vue politique, les historiens s'accordent pour constater une subite et sensible dynamisation de l'histoire. Les manifestations patriotiques naguère réduites à des révoltes sporadiques des tributs sans conscience d'un destin national partagé, hormis bien sûr, l'épique résistance de l'Emir Abdelkader, se muent en ce qui deviendra un vaste mouvement qui conscientise la contigüité d'un fatum commun. Il existe un lien dialectique indéniable entre l'action du CDIM et l'éruption du 1er Novembre 1954. Les effets de l'accélération de la révolution industrielle, de la deuxième moitié du XIXe siècle, les rivalités dans la quête de nouveaux débouchés pour des économies en pleine expansion, la recherche effrénée de matières premières de plus en plus considérables provenant de contrées de plus en plus lointaines argumentent les belligérances et perpétuent l'état de guerre permanent des nations européennes, en phase de consolidation pour certaines (par exemple l'Italie) et en formation pour d'autres (ex. : Allemagne). Il faut des ressources naturelles pour leurs économies cannibales, des ouvriers pour leurs industries et des soldats pour les champs de bataille. Les colonies ont un sous-sol qu'on croyait inépuisable, des bras pour les usines et de la chair pour les canons. L'introduction de nouvelles technologies dans l'armement, notamment la motorisation, et l'apparition de l'aviation, certes encore timide, vont exiger plus d'hommes dans les armées. C'est la loi du nombre : plus il en meurt, plus il en faut ! 173 000 Algériens seront envoyés dans le cadre de la conscription. 26 000 découvriront le «champ d'honneur» où ils laisseront leur vie. Des dizaines de milliers de «gueules cassées», de mutilés et de... décorés. La Première Guerre mondiale a remodelé irrémédiablement le monde. D'abord, elle a provoqué l'irruption des Etats-Unis qui vont dès lors s'installer comme le leader incontesté et incontestable de l'Occident. De l'autre côté, la Révolution russe de 1917 qui engendrera, en 1922, l'Union soviétique, va changer la face du monde de façon définitive. Les grands équilibres planétaires instaurés jusque-là par les puissances colonisatrices éclatent. Les empires français et britanniques vont commencer à faire figure d'archaïsmes. La bipolarisation s'installe. Emerge alors le hurlement des opprimés. Après la Première Guerre mondiale, beaucoup d'Algériens démobilisés vont rentrer au pays et grossir les indénombrables armées de chômeurs. En revanche, d'autres, certes moins nombreux, vont demeurer en métropole et rejoindre les multitudes de parias dans les charbonnages, les fabriques, les manufactures et les usines où triomphe le taylorisme dans les grandes villes, partout où la France se reconstruit. La main-d'œuvre des colonies et particulièrement d'Algérie est très appréciée en ce début du XXe siècle. Comme les serfs du moyen âge, elle est taillable et corvéable à merci, au bon plaisir du «patron». C'est par bateaux qu'elle est débarquée en même temps que les matières premières sur les ports depuis l'avènement du siècle nouveau. Si nous insistons sur cette période, c'est parce que c'est justement à cette époque que les Algériens vont s'imprégner d'idées nouvelles. Ils coudoieront, sans se mêler à eux, leurs «camarades» français. Ils n'en partageront pas le destin, mais ils s'appliqueront à s'imbiber de leurs méthodes de lutte. La Parti communiste français, même s'il a rejeté la 8e condition d'admission à la IIIe internationale(1) fixée par la IIe Internationale communiste en juillet 1920, va se montrer, pour des raisons stratégiques, très attentif au sort des travailleurs issus des colonies. Beaucoup d'Algériens intégreront les syndicats et apprendront les techniques de luttes sociales. La création de l'Etoile coloniale par les communistes, en 1924, va ouvrir la voie à des patriotes militants, formés dans des centres de formation politique du PCF comme Abdelkader Hadj Ali et Ahmed Messali, plus tard Messali Hadj, et leur permettre de s'engouffrer dans la brèche. Deux années plus tard, ils vont fonder l'Etoile nord-africaine. Le 20 mars 1926 naissait le premier parti politique algérien. Son premier mot est l'Istiqlal. Au congrès anti-impérialiste de Bruxelles (10 au 15 février 1927), Messali Hadj, qui succéda à Abdelkader Hadj Ali à la tête du parti, prit la parole pour lire, à haute et intelligible voix, les revendications de l'ENA au nom du peuple algérien. Il réclamait : - L'indépendance de l'Algérie. - Le retrait des troupes françaises d'occupation. - La constitution d'une armée nationale. - La confiscation des grandes propriétés agricoles accaparées par les féodaux, agents de l'impérialisme, les colons et les sociétés capitalistes privées, et la remise de la terre confisquée aux paysans qui en ont été frustrés. - Le respect de la petite et moyenne propriété. - Le retour à l'Etat algérien des terres et forêts accaparées par l'Etat français. Nous retrouverons ces aspirations comme un leitmotiv tout au long de la lutte pour l'indépendance. Les militants et patriotes les apprendront pratiquement par cœur. Ils les réciteront comme un verset à la face du système colonial. A ces revendications fondamentales s'agrégeront d'autres, pour constituer le corpus essentiel de ce qui fait la particularité de la philosophie politique algérienne. Comme l'eau qui se charge et s'enrichit des sels minéraux des strates rocheuses qu'elle traverse, cette idéologie va se bonifier et fertiliser le pays à la faveur de l'explosion de l'expression politique. Chaque parti, chaque formation, association, apportera une expérience qui sera mise à profit pour développer cette idée centrale d'indépendance qui était, il faut le dire, la pièce maîtresse de l'édifice politico-idéologique du seul PPA-MTLD. On sollicitera l'histoire pour affiner l'identité. On ira chercher au fin fond des âges tous les arguments qui attestent que «la nation algérienne n'est pas la France, ne peut pas être la France et ne veut pas être la France»(2) (Ben Badis. El Chihab, avril 1936). En 1949, cinq militants du PPA-MTLD, en l'occurrence Mabrouk Belhocine, Yahia Henine (tous deux étudiants en droit), Saïd Ali Yahia dit Rachid (étudiant en pharmacie), Sadek Hadjerès (étudiant en médecine) et Si Saïd Oubouzar (ancien médersien) entreprennent la rédaction d'un document, hélas très mal connu du grand public jusqu'à nos jours et qui, pourtant, fera date dans l'histoire des idées politiques algériennes. Intitulé Vive l'Algérie et signé du pseudonyme Idir El Watani qui recouvre les cinq auteurs, cette brochure d'une cinquantaine de pages sera la source d'inspiration directe de la Plateforme de la Soummam. A l'origine, la seule formation politique a avoir inscrit l'indépendance du pays dans programme, se différenciant ainsi des «modérés» ou «assimilationnistes» comme l'Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA) ou le Parti communiste algérien (PCA). Mabrouk Belhocine écrit, en avant-propos à la réédition de Vive l'Algérie : «Le MTLD tenait à se distinguer de ces deux partis (en) se référant à une "Algérie arabe", ayant vocation à rejoindre la ligue des états arabes née en 1944. Ainsi le mémorandum adressé à l'ONU, fin 1948, commençait par ces mots : "La Nation algérienne, arabe et musulmane existe depuis le VIIe siècle." L'abus de ce slogan "Algérie arabe" qui fait fi de l'Histoire et de la composante berbère (ethnie-langue-histoire) n'a pas manqué d'irriter les militants patriotes originaires de Kabylie et de susciter un sentiment de frustration.» En 1948, Amar Ould Hamouda requiert un groupe d'universitaires, tous militants du PPA, pour la rédaction d'un document destiné au comité central du PPA-MTLD. Dans la présentation de ce document rédigée en 2001, Me Mabrouk Belhocine précise : «Ce travail collectif a alors fait l'objet d'une publication doublement clandestine (de la police colonialiste et de la direction du Parti). Ce qui explique le nom d'emprunt de "Idir El Watani".» Vive l'Algérie est une brochure d'une cinquantaine de pages qui se présente en deux parties principales de trois chapitres chacune. Elle se veut une réflexion autour des concepts de Nation, de nationalisme, de colonialisme depuis ses origines et ses motivations jusqu'à son implantation en Algérie. Les principes directeurs de l'action de ses auteurs s'articulent autour de trois grandes idées qui sont le nationalisme, le «révolutionnisme» et la démocratie. «Nous n'avons rien inventé, nous confiait Me Belhocine, nous avons puisé nos arguments de la pensée universelle et des grands auteurs qui ont abordé les questions qui nous préoccupaient. Cela va de Ibn Khaldoun à Tocqueville, Anatole France ou même Staline qui, lui aussi, avait donné sa définition de la Nation.» Pour Omar Oussedik, dans un entretien qu'il nous avait accordé en 1987 : «En 1956, à la veille du Congrès de la Soummam, au plan idéologique, il demeurait un grand vide à combler. La déclaration du 1er Novembre étant davantage un appel à la lutte armée, l'absence de concertation depuis 22 mois n'a pas permis au FLN, occupé à organiser le combat, de se donner des structures même locales, de dégager les lignes idéologiques de sa lutte.» Si les combattants étaient tous d'accord sur un objectif stratégique national, il n'y avait pas encore de schéma directeur politique quant à la future organisation du pays. Cet aspect idéologique revêtait une importance fondamentale. Deux questions se posaient alors : fallait-il reprendre le programme de l'Etoile nord-africaine et du PPA qui avaient précédé le CRUA et le FLN, les seconds étant les continuateurs des premiers, ou alors dégager une nouvelle plateforme dans laquelle serait consignée la doctrine et la délinéation, même partielle, de la forme que prendrait l'Etat algérien restauré une fois l'indépendance proclamée. Les responsables et les participants les plus influents qu'étaient Abane et Ben M'hidi étaient pour un élargissement maximisé du front. Ils plaidaient pour une ouverture intelligente, de taille à combattre les sectarismes résiduels issus du Mouvement national qui sclérosaient la pensée révolutionnaire. Ainsi donc, les thèmes qui avaient été développés par de jeunes militants, à l'insu de la direction du PPA-MTLD en 1949, et leur a valu l'exclusion des auteurs de la brochure pour «berbérisme» seront repris pour la plupart dans la Plateforme de la Soummam. On y retrouve également traitées les questions liées à légalité sociale inspirées du populisme qui a caractérisé l'action politique des indépendantistes, aussi appelés les nationalistes depuis les prémices de l'Etoile nord-africaine, ont été mâtinées des rémanences du Kominterm, de même que les grands idéaux anticolonialistes de l'Emir Khaled. Le travail unitaire entrepris par Abane Ramdane et Larbi Ben M'Hidi, depuis leur installation à Alger, sera conforté par la première Charte de l'histoire de la guerre de Libération nationale. Tous les autres textes fondateurs de la République en découleront. Ils constituent la colonne vertébrale de l'édifice institutionnel de l'Etat algérien.
Note : -1) La huitième condition d'adhésion à la IIIe Internationale stipulait : «Dans la question des colonies et des nationalités opprimées, les Partis des pays dont la bourgeoisie possède des colonies ou opprime des nations, doivent avoir une ligne de conduite particulièrement claire et nette. Tout parti appartenant à la IIIe Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses de "ses" impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais en faits, tout mouvement d'émancipation dans les colonies, d'exiger l'expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimés et d'entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux.» Sources (2) - Idir El Watani. Vive l'Algérie. Editions Le combat algérien. Alger 2001. - Alistair Horn. Histoire de la guerre d'Algérie. Editions Albin Michel. Paris 1980. - Claude Collot – Jean-Robert Henry. Le Mouvement national algérien. Textes 1912-1954. L'Harmattan. Paris 1979. - Emir Khaled. Lettre au président Wilson et autres textes. Ed. ANEP Alger 2005. - El Hachemi Djiar. Le Congrès de la Soummam. Grandeur et servitude. Ed. ANEP. -Gilbert Meynier. Histoire intérieure du FLN. 1954 – 1962. Ed. Casbah. Alger 2003. - El Watan. Entretien avec Mabrouk Belhocine. 24 juin 2004. Pp. 12 et 13. [email protected]