Jacques Vergès, le brillant avocat qui vient de nous quitter, laissera un vide difficile à combler, puisque même ses «confrères» détracteurs l'ont reconnu comme «l'unique monstre sacré du barreau français». Cette consécration il la doit, certes, à son immense talent, à ses brillantes plaidoiries dans les affaires les plus périlleuses, mais aussi au FLN qui lui offrit l'occasion historique de manifester ses compétences extraordinaires, au service d'une cause glorieuse, lorsque face aux juges, serviteurs obligés du régime colonial, il porta haut et ferme le verbe de la liberté et de la dignité humaine. Comme il l'a reconnu, son implication auprès des Algériens, «ce fut un coup de foudre». Et de fait, le tonnerre a retenti en 1957, lorsque jeune avocat, il est incidemment chargé de la défense d'une jeune patriote qui bientôt, deviendra le symbole héroïque de la femme algérienne dans la guerre d'indépendance. Aussi quand la répression en France aura depuis 1955 embastillé 26 644 militants, il paraîtra indispensable d'instaurer un collectif des avocats du FLN, la place de Jacques Vergès sera tout indiquée auprès de Benabdallah, Bendi Merad, Ould Aoudia et Oussedik pour en constituer le noyau initial. A peine formé, le collectif tombe dans le collimateur du «Service Action» grossièrement camouflé sous la mystérieuse appellation de «la Main rouge» .Amokrane Ould Aoudia est très tôt abattu et les autres avocats, dont Vergès, trouvent dans leurs boîtes aux lettres des billets aussi lapidaires que tranchants : «Ton tour viendra.» Il ne suffira plus dès lors de plaider devant les tribunaux coloniaux le manque de preuve pour absoudre ou les circonstances atténuantes pour alléger la peine. Après quatre années de guerre, les avocats devront s'inscrire dans la stratégie globale du Gouvernement provisoire de la République algérienne. En cette fin de 1959, le collectif des avocats du FLN en France a déjà fait beaucoup parler de lui. Pour l'instant, il est l'objet des sarcasmes de la presse de droite. Plus tard, il sera la bête à abattre. Constamment sur la brèche devant tous les prétoires, il a organisé la campagne lancée après l'assassinat d'Ould Aoudia et celle suivant le procès des étudiants algériens en France, permis la publication de La Gangrène, et coordonné l'information relative aux deux grandes grèves de la faim des détenus de juin et juillet 1959, contribuant ainsi à leur succès. Au procès des auteurs de l'attentat de Mourepiane, le collectif allait, le 19 janvier 1960, mettre en évidence la contradiction entre les thèses de l'accusation et l'application d'un droit d'exception que cette même accusation invoque à l'appui de ses prétentions : «L'accusation reprochait à des Algériens d'avoir en tant que Français porté les armes contre la France au profit des rebelles algériens. Fidèles à notre devoir, avec vingt de nos confrères des barreaux de Paris, Lyon, Grenoble et Marseille, nous avons défendu nos clients sur le terrain même choisi par l'accusation. Nous avons montré au tribunal qu'il ne pouvait en même temps reconnaître à l'ALN sa qualité d'armée étrangère en guerre avec la France, et refuser aux membres de cette armée, leur nationalité algérienne.» Ainsi s'exprimaient Jacques Vergès, Maurice Courrégé et Michel Zavrian dans leur lettre du 17 février 1960 au président du Comité international de la Croix-Rouge. La tactique de défense du collectif des avocats est payante. Aussi l'on exige de faire taire ces «irresponsables», ces «aventuriers du barreau». Aux yeux de certains avocats, ce sont simplement des traîtres passés à l'ennemi, qu'il faut radier. Ils feront d'ailleurs circuler une pétition dans ce sens. Et les coups ne vont pas tarder à pleuvoir. Jacques Vergès est expulsé d'Alger le 14 août 1959, Michel Zavrian le 20 décembre. Albert Schiano, du barreau de Marseille, est arrêté en décembre, condamné à sept mois de prison et radié. Benabdallah et Oussedik sont tous deux inculpés d'atteinte à la sûreté de l'Etat. Le sont également Vergès, Zavrian, Courrégé et Beauvillard. Lorsque, plus tard, la défense elle-même sera mise en accusation et que les six avocats seront traduits devant le tribunal de la Seine, un de leurs jeunes confrères, dont à juste titre la réputation grandit, soutiendra : «La réalité du procès, sa signification et sa portée, s'inscrivent au-delà de la discussion sur ces points de fait (…). Il s'agit moins d'obtenir la condamnation de certains avocats pris en tant qu'individus, que de miner enfin cette défense collective insupportable à la répression algérienne. Comme si le style, les procédés et la structure même de cette défense n'étaient pas commandés irrésistiblement par le système répressif lui-même… La répression algérienne était commandée par une politique, les avocats devaient en toute occasion dénoncer celle-ci. Il est paradoxal aussi de voir la répression s'indigner de ce que la défense soit sortie des règles traditionnelles d'une justice qu'elle a elle-même d'abord, abolie et dégradée .» Ainsi l'agressivité et les outrages subis par le collectif dépassent les limites. Le 7 juillet 1960, après avoir, dans la chambre du conseil, refusé de serrer la main de maître Vergès, qui lui était présenté par le bâtonnier de Sétif, le commissaire du gouvernement de Verdilhac requiert à l'audience publique un an de suspension ferme contre maître Vergès, menaçant le tribunal de quitter son siège, si l'avocat n'était pas aussitôt condamné. Pendant cette même journée du 7, et au même instant, au monument aux morts, le préfet et le général commandant la zone s'associent à la protestation des policiers locaux contre la présence des avocats de Paris au tribunal permanent des forces armées de Sétif. Le 9 juillet, maître Courrège et maître Vergès sont expulsés d'Algérie par mesure administrative. Vergès est suspendu par jugement de défaut, contre lequel il ne peut faire opposition. Dans un entrefilet, le journal Le Monde confirme : «Cinq avocats du barreau de Paris, défenseurs habituels de militants du FLN, maîtres Jacques Vergès, Maurice Courrège, Michel Zavrian, Abdessamed Benabdallah et Mourad Oussedik, ont été inculpés par M. Monzein, juge d'instruction près le tribunal de la Seine, d'atteinte à la sûreté de l'Etat et laissés en liberté. Les poursuite auraient pour origine des documents compromettants découverts aux Pays-Bas.» Malgré les menaces qui n'ont jamais cessé de planer sur sa tête, le collectif va poursuivre et amplifier la lutte politico-juridique de dénonciation de cette guerre absurde et des horreurs qu'elle charrie. Le bureau de presse attaché au collectif, dont Vergès est responsable, se dépense sans compter. Il va fournir, aux revues telles que Les Temps modernes, ou à des périodiques comme Vérité et liberté, ou Témoignages et Documents, la lettre de la Croix-Rouge internationale demandant l'ouverture des charniers de la villa Susini et de la Corniche à Alger, de la cité Améziane à Constantine. Des documents inédits sortis clandestinement des camps de Bossuet et de Paul-Cazelle en Algérie, sont communiqués à la presse française engagée. La Gangrène est diffusée sur le plan international. Elle est traduite en anglais, allemand, suédois, arabe et hongrois. Epuisée en France, la brochure est réimprimée en Suisse par Nils Andersson et les éditions de la Cité. D'importants extraits sont publiés par divers journaux américains. Le bureau publie Le Droit et La Colère ; La Défense politique ; Nuremberg pour l'Algérie, tous ces ouvrages généralement rédigés par Vergès et signés par les avocats. Aussitôt les signataires font l'objet d'inculpation et les ouvrages saisis. Un Nuremberg bis est aussitôt publié et transmis à Belgrade, à New York, au Mali. La revue Révolution de Cuba reproduit le numéro bis dans son intégralité. Le bureau rassemble toute la documentation qui permettra à Paulette Péju de publier, chez Maspero, Les Harkis à Paris, livre qui sera bien entendu saisi ; Marcel Péju publie de son côté des extraits de la sténographie du Procès du réseau Jeanson. Lanzmann rassemble, dans Les Temps modernes, en un article retentissant, «L'humaniste et ses chiens», les informations fournies par le bureau de presse du collectif. Ainsi, pendant des années aux côtés des quatre avocats algériens, des avocats français ont assuré, en France et en Algérie, pour le plus grand honneur du barreau, la défense de dizaines de milliers d'Algériens qui leur ont accordé leur confiance. Ce n'est pas alors, l'avis des services de police français qui se demandent si leurs agissements «n'outrepassent pas le libre exercice des droits de la défense et s'ils ne constituent pas plutôt, par l'aide et l'assistance qu'ils apportent au FLN, une atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat». Pour ces mêmes services, «la dépendance sous laquelle des avocats se sont placés vis-à-vis du FLN pose le problème de savoir s'ils peuvent être considérés encore comme des auxiliaires de la justice ou de ceux qui sont en lutte contre la France». Mais, par avance, Vergès, Courrège et Zavrian avaient déjà répondu : «Avec les confrères qui acceptaient comme nous cette tâche, nous avons voulu, sans souci des menaces précises, réitérées, anonymes, officieuses ou officielles… que les accusés, quels que soient la qualification appliquée à leurs actes et le mépris dans lequel certains voudraient tenir leur idéal, puissent trouver, en face d'eux, des visages qui ne soient pas seulement, ceux des juges, des procureurs, des policiers, des soldats et des bourreau.»