British American Tobacco, Philip Morris, Imperial Tobacco, les grandes multinationales du tabac renforcent depuis quelques années leur présence en Algérie. Elles ont évincé en moins d'une décennie les marques locales telles que Rim, Afras et Nassim, grâce à leur notoriété et à des stratégies de communication bien ficelées. Elles profitent également d'une législation moins rigide qu'en Occident et du fait que les jeunes soient plus nombreux à fumer. «Il y a un peu plus de dix ans, le paquet de cigarettes Malboro importé était un produit de luxe qui se vendait à environ 600 DA. Depuis, les temps ont changé, l'importation de paquets de cigarettes est prohibée par la loi, le paquet de Malboro se vend dorénavant à 150 DA et c'est maintenant d'Algérie qu'on exporte les mêmes produits à bas coût», raconte un buraliste de la région d'Alger, avant d'accrocher un panneau publicitaire pour la marque Malboro et cela en toute illégalité. «Ce n'est pas Malboro qui m'a demandé de l'afficher, c'est moi-même, pour vendre mes paquets», affirme-t-il. En effet, Phillip Morris, propriétaire de la marque Malboro, n'a pas demandé au buraliste d'installer cet affichage pour au moins deux raisons : la première c'est que celui-ci ne démarche plus autant les buralistes qu'il y a environ deux-trois ans, après l'implantation de son bureau de liaison à Alger. La deuxième est que la marque de cigarettes n°1 des ventes mondiales n'a pas besoin de faire de publicité, comme toutes les autres marques leaders qui se partagent le gâteau algérien de la consommation de tabac. C'est donc sur un autre tableau que les grandes compagnies de tabac mènent leurs opérations de communication. Elles veulent étendre leur empire en empiétant sur les parts de marché des groupes concurrents et attirer ainsi leurs nouveaux clients à l'aide d'une image de marque raffinée et du lancement de nouvelles entrées de gamme sur fond de soirées promotionnelles. Evènements «La soirée sponsorisée n'est pas le monopole des marques de tabac», affirme un expert en communication. «Des secteurs en tout genre (alcool, alimentation, télécommunications) financent ces soirées festives afin de faire basculer les consommateurs de la concurrence vers leur propre marque», ajoute-t-il. Avenue Abdelkader Gaddouche, le Tennis Club de Ben Aknoun a réservé pendant le mois de Ramadhan dernier ses locaux pour la Kheima Mad Stage, une plateforme événementielle sponsorisée par la British American Tobacco (BAT). En Algérie, la kheima est «un vecteur de communication pendant le mois de Ramadhan au même titre que les soirées en clubs qui ne désemplissent pas pendant cette période», indique l'expert en communication. Ce sont aussi des lieux de choix pour une stratégie de marketing qui prend en compte les habitudes socioculturelles de ceux qui sortent le soir, dont en grande partie des jeunes. Jeunes Et le sponsoring d'une kheima n'est pour la BAT qu'une opportunité ciblée parmi d'autres pour viser la même tranche d'âge lors d'un événement-clé : le lancement de la nouvelle cigarette de sa marque Rothmans : la «Rothmans Switch». Cette cigarette est dotée à son extrémité d'une capsule qui libère un goût mentholé une fois pressée, rappelant les saveurs aromatisées du narguilé, lui-même très populaire lors des kheimate. Dans l'Amérique des années 1920, la cigarette au menthol était un produit haut de gamme, revisité à présent sous la forme d'un bien de consommation tendance et moins coûteux pour une cible privilégiée de jeunes. Dans le message d'annonce de la Kheima Mad Stage diffusé sur les sites d'annonces et sur sa page facebook, le jeune fumeur est clairement identifié : «Mad Stage est une plateforme dédiée aux fumeurs de plus de 19 ans. Etudiant ou jeune diplômé, tu peux nous rejoindre à la kheima où seront proposés jeux, musique et autres activités ludiques et de détente.» Le prix du paquet de Rothmans est par ailleurs, pendant ces soirées et chez les buralistes, relativement moins cher (110 DA) que le Malboro classique (150 DA) ou le Winston classique (120 DA). «Ce positionnement moyenne gamme entre dans le budget d'un fumeur étudiant, c'est aussi un moyen de le séduire et de le ramener vers la marque», affirme un expert en communication. Agence Et pour familiariser les jeunes à ces produits de tabac, la marque britannique ne s'est pas contentée que d'une kheima. Elle avait en effet loué, plus tôt dans l'année, les espaces du Casif de Sidi Fredj pour une soirée «London Trip». Une fête sous les couleurs de l'Union Jack, ouverte exclusivement aux étudiants. «L'agence de communication algérienne a certainement chargé des représentants étudiants ou des “student-manager“ de différentes universités de convaincre d'autres étudiants de venir à la soirée», affirme notre expert en communication. Pour organiser ces évènements, les marques de tabac délèguent la gestion de leur stratégie de communication à un réseau restreint d'agences publicitaires algériennes, qui détiennent «les budgets» des géants du tabac dans leur portefeuille clients. La BAT a confié à une seule agence de communication locale l'exclusivité du lancement et de l'organisation des évènements de la Mad Stage, dont la Kheima Mad Stage n'est que la déclinaison ramadhanesque. Les agences de communication algériennes ont par ailleurs démarché depuis un certains temps les discothèques branchées des grands hôtels de la capitale. «Ce sont toujours les mêmes marques de cigarettes qui sponsorisent les mêmes clubs et cela change rarement», affirme un organisateur. «Au final, la soirée promotionnelle reste la stratégie la plus efficace et une de leurs techniques d'accroche classique est de mouler leur image de marque dans le corps d'une hôtesse», ajoute-t-il. Image Les hôtesses ne sont pas recrutées pour vendre uniquement. Elles transmettent plus ou moins de la même manière, selon les marques, des messages publicitaires dilués dans le discours d'une présentation de marque. «Connaissez-vous la marque Winston ? C'est une marque internationale et la deuxième la plus vendue au monde. Ses cigarettes sont conçues avec un tabac de qualité», explique une hôtesse au polo labellisé Winston, en pleine mission de prospection clients lors d'une soirée Sky Lounge Movies, au Karting de Chéraga. Cette plateforme de soirées hybrides, mêlant kheima et cinéma en plein air, a également été lancée pendant Ramadhan et a suscité les convoitises d'une mosaïque de marques dont Winston, et Nissan en tant que sponsor principal. «Etes-vous intéressé par un paquet de cigarettes Winston ? D'ailleurs, puisque vous fumez du light, je vous propose d'essayer les Winston Light», ajoute la vendeuse qui finira par vendre un paquet et offrira un briquet Winston en guise de mini-support de publicité mobile. Visibilité En matière de visibilité lors de ces soirées, les marques varient les dosages. Rothmans s'était contenté au Tennis Club du nécessaire : un stand de vente high tech, un présentoir miniature posé au milieu de deux bornes sonores dans une salle de jeux, le bouton «play» rappelant indirectement le bouton «switch» de la cigarette. Dans une autre salle, les lettres de noblesse de la marque s'étalaient en grands caractères le long du mur. Les installations promotionnelles de Rothmans étaient si discrètes que certains invités dont des fumeurs ignoraient que la soirée Mad Stage était sponsorisée. Contrairement à la BAT, Winston a mis les bouchées doubles au Sky Lounge Movies. La griffe américaine a déployé les ailes de son aigle bleu à coups d'affichages et de spots publicitaires «qui vous demandent si vous êtes prêt à voler ?» Des aigles bleus miniatures se baladaient également de part et d'autre de l'espace géant du karting, sur les boîtes de pop-corn distribuées gratuitement à tous les participants pendant le spot. Petit bémol, le Sky Lounge avait ouvert ses portes aux mineurs, alors que Rothmans interdisait l'accès aux individus de moins de 19 ans. «Si on est là, c'est qu'il n'y a pas de problème. Et puis on ne s'adresse qu'aux fumeurs», affirme l'hôtesse interrogée sur le sujet. Pour promouvoir une marque de cigarette sans être inquiétés par la loi, les géants du tabac appliquent donc une kyrielle de règles en phase avec leur interprétation de la réglementation en vigueur. Règles La première est de ne parler qu'aux fumeurs lors des soirées et au sein des bureaux de tabac. Les non-fumeurs et les mineurs sont protégés par la loi. La deuxième règle est plus subtile : les marques de tabac proposent aux fumeurs de remplacer leur paquet en cours de consommation et toujours celui du concurrent par le paquet de leur marque. «Si un fumeur a au minimum sept cigarettes dans le paquet d'une autre marque, on lui propose de le remplacer par un nouveau paquet qui lui sera offert, à condition qu'il en achète un supplémentaire», affirme une des hôtesses de la Kheima Mad Stage. Le simple fait de remplacer un paquet par un autre est un moyen pour la marque d'éviter d'être accusée d'incitation à la consommation de tabac, à sept cigarettes près. Interdits de publicité dans les médias traditionnels, les groupes de tabac investissent désormais des espaces plus limités et fréquentés par les fumeurs. L'évènement est couvert d'une médiatisation minimale, notamment via les réseaux sociaux. Et pour attirer une clientèle potentielle, les organisateurs évènementiels qui travaillent en sous-traitance avec les agences de communication ont des«comptes facebook poubelles». «Ils profitent notamment de la notoriété des DJ prévus dans leur programmation pour attirer un maximum de monde et ces profils servent aussi de moyen d'invitation. Les agences embauchent également des community managers (responsables de communauté sur les réseaux sociaux) pour recruter des fans sur facebook», raconte un communicant. Souterrain Sur les e-flyer publiés dans les pages facebook, les marques de tabac n'apparaissent pas comme sponsors. Ce n'est qu'une fois sur le lieu de l'évènement que les marques se montrent. Et Rothmans et Winston ne font pas exception à la règle. Phillip Morris avait également opté pour la même stratégie de médiatisation, lors du lancement de sa cigarette mentholée «Malboro Beyond» à l'occasion de la finale de son concours à projets Step Up. «L'organisation d'un concours n'a pas une grande importance pour Philip Morris. La finale de Step Up a d'ailleurs volontairement été peu médiatisée. Ces évènements ne sont que les soupapes d'une campagne de communication underground pendant lesquels il faut avoir un maximum de visibilité. Ils permettent également à la marque de ne pas trop se faire remarquer par les autorités. C'est pour cette raison que les opérations de promotion des marques de tabac se font dans un cadre spatiotemporel prédéfini et cela dans la plus grande discrétion», affirme notre expert en communication. Il est difficile de chiffrer les bénéfices générés lors de ces opérations de communication nocturnes ni d'en mesurer l'efficacité réelle. L'industrie du tabac répond rarement aux questions des journalistes. Buraliste De retour dans le bureau de tabac algérois, une affiche colorée attire l'attention. Gauloises annonce la sortie de ses nouveaux paquets, «une série limitée» au packaging plus coloré. «Ce n'est pas un nouveau produit, c'est juste le design qui a changé. Gauloises a commercialisé ce paquet pendant Ramadhan», affirme le buraliste. Les grandes marques de tabac démarchent les buralistes pour installer leurs présentoirs et le message publicitaire est plus explicite que celui de l'hôtesse. Gauloises propose «la même cigarette en série limitée», au-dessus d'un message de prévention antitabac imposé par la loi de 1985 : «La consommation du tabac est nocive pour la santé.» «Les paquets de la marque Gauloises sont mis au centre et ceux des marques concurrentes plus bas, même si le présentoir n'est censé supporter que les cigarettes de la marque», affirme un autre buraliste. «Des employés de la marque viennent tous les 15 jours pour nettoyer le meuble et les paquets, changer éventuellement les publicités et faire connaître les nouveaux produits et la marque auprès des consommateurs», ajoute-t-il. «Ils nous ont aussi invités à plusieurs reprises à une conférence prévue dans un grand hôtel», poursuit le buraliste. «Ils nous ont servi un bon repas et nous ont invités à entrer dans la salle», confirme un collègue. «C'est la classe ! Ils t'offrent plein de cadeaux, des appareils photos et des cartouches de cigarettes gratuites», reprend le vendeur de tabac. Ces réunions permettent aux marques de présenter les dernières nouveautés marketing et de sonder les buralistes sur les questions que se posent les clients sur leurs produits. Femmes «Je leur ai demandé quelle était la différence entre les Gauloises bleues (classique) et les lights», précise le buraliste. Le responsable aurait répondu que «les lights sont plus du goût des femmes, car plus légères, ces cigarettes leur évitent d'avoir la voix rauque». Selon une enquête du ministère de la Santé, les fumeuses représentent en Algérie 1,8% de la population totale des fumeurs, soit une minorité d'environ 97 680 femmes. «Il y a les chiffres officiels et la réalité. De plus en plus de femmes viennent m'acheter des paquets», affirme le buraliste. La BAT a récemment lancé à destination des femmes sa marque de cigarettes mentholées Vogue, rangées dans un paquet brillant bleu lilas, qui ressemble à la forme de celui d'un rouge à lèvres. Le produit occupe timidement son étagère dans le présentoir. Cependant, il indique à plus grande échelle que les compagnies productrices de tabac considèrent les Algériennes comme une part de marché potentielle à conquérir. «D'ici 2014, 50% des consommateurs en Algérie seront des femmes», conclut hâtivement le buraliste.