Le documentariste Malek Bensmail a présenté, lundi à la filmathèque Zinet de Riadh El Feth, un documentaire intitulé Aliénations, qui traite de la souffrance mentale. Après des études de cinéma à Paris, Malek Bensmail a suivi un stage aux Etats-Unis. Auteur d'une importante filmographie sur l'Algérie, il développe des projets sur la relation Orient-Occident et les rapports Nord-Sud, tentant ainsi de construire une nouvelle pensée. Dans cet entretien, le documentariste donne sa vision sur le concept du documentaire. Pourquoi avoir attendu deux ans pour présenter votre documentaire, Aliénations, en Algérie sachant qu'il a décroché plusieurs distinctions à l'étranger ? C'est une question à poser aux distributeurs (rires). A priori, le documentaire en Europe ne trouve pas véritablement sa place aujourd'hui. Le cauchemar de Darwin, qui est un grand documentaire, n'est sorti que l'année dernière. Il y a aujourd'hui un renouveau du documentaire. Aliénations est sorti il y a deux ans. C'était le moment ou jamais de le présenter en Algérie. Peut-être qu'avant, cela aurait été probablement trop tôt. ll faut savoir que ce genre de film ne peut pas être présenté même si le directeur de la télé algérienne l'a adoré, c'est trop tôt au niveau d'une chaîne étatique. Au niveau de l'exploitation cinématographique, ce type de film est difficile au niveau du public. Pourquoi ? Parce que les exploitants ont tendance à privilégier les films commerciaux. Même en Europe, les exploitants ont tendance à éviter les documentaires. Aujourd'hui, il faut savoir que le documentaire prend de plus en plus d'ampleur. Aliénations est venu au bon moment en France et au niveau international. C'est le moment de laisser la chose mûrir pour qu'aujourd'hui une boîte de distribution algérienne comme Cirta Films fasse ce travail et essaye de pousser les exploitants comme la Filmathèque ou le cinéma ABC à prendre ce film pour une longue exploitation. Inchallah, j'espère que les documentaristes qui se sont exilés - il faut savoir qu'au niveau du financement, on est obligé de s'exiler pour chercher l'argent - ont contribué à préserver la mémoire de demain en Algérie. Moi, j'aurais voulu que mes tout premiers films soient diffusés en Algérie .Mais avec le contexte politique de l'époque, il était quasiment impossible de présenter ces films ici. Aliénations est-il né d'un sentiment d'urgence et de nécessite ? Le projet s'inscrit dans une longue logique d'introspection que je poursuis depuis quelques années sur la société algérienne. Il est nécessaire de s'interroger sur l'Algérie contemporaine. J'ai besoin de savoir et de comprendre. Il y a un sentiment d'urgence car je voulais tourner ce film en présence de mon père avant son décès. Aliénations est plus que jamais un film personnel car il s'agit d'un hommage que je rends à mon père qui fut l'un des fondateurs de la psychiatrie algérienne et qui a consacré sa vie à soigner les malades et à former les jeunes psychiatres. D'autre part, je me suis rendu compte que le thème de la psychiatrie est resté totalement absent du cinéma dans le monde arabe. Pour les psychiatres comme pour moi, l'aliéné s'avère à la fois la première victime du mal d'un pays et probablement son plus inquiétant indice. Ce documentaire a-t-il bénéficié d'une aide financière étrangère ? Il y a France 5, Arte, la Télévision suisse et l'Institut national de l'audiovisuel qui ont co-produit ce documentaire. Après il a été diffusé sur les chaînes qui ont coproduit ce film, bien entendu. Un distributeur français, Auro-zoom, s'est, par la suite, intéressé à ce film et l'a distribué dans 19 salles en France. Juste après, l'Allemagne s'est intéressée à ce documentaire en achetant les droits. Il sort actuellement dans 60 salles allemandes en même temps. Pourquoi cet intérêt pour le documentaire ? Il faut savoir que je suis comme le fils du professeur Bensmail. Je me suis baigné dans mon enfance dans ce milieu-là. Quand mon père était professeur, il m'emmenait avec lui. J'ai gardé le prisme de la maladie. J'ai dû être influencé par mon père. A un moment donné, je me suis dis quoi de mieux comme un hôpital psychiatrique pour montrer ce que le délire algérien a donné dans la société algérienne. Cette approche là m'a intéressé. On s'est aperçu très vite que l'espace religieux et politique, les tabou sexuels, les crises de famille étaient omniprésents. Tous ces ensembles m'ont intéressé et je me suis dis à un moment donné, c'est intéressant d'aller voir ce qui se passe au niveau d'un hôpital psychiatrique. Une peu dans la même lignée que le documentariste américain Frédérique Wayzmen ou Depardon, le cinéaste français. Dans cette même lignée, c'est d'essayer petit à petit de voir comment fonctionne les institutions ici en Algérie. Si on arrive à faire cela, je trouve que c'est le meilleur thermomètre de la démocratie du documentaire. C'est un des barèmes qui permettent d'accéder finalement à la société. Le documentaire pour moi, c'est un film. Plusieurs cinéastes dans le monde arabe se sont très vite dirigés après leur formation vers la fiction. Pourquoi ? Parce que la fiction, c'est les paillettes, c'est l'ascension très vite à une histoire que l'on écrit soit-même. En fait, je ne voulais pas écrire d'histoire mais je voulais des histoires puisées dans le réel. Pourquoi, parce que je me suis rendu compte que dans les pays du monde arabe, il y a un manque effroyable dans la mémoire audiovisuelle. C'est-à-dire que si on ne filme pas aujourd'hui ce qui se passe depuis une dizaine d'années, comment va-t-on créer une histoire de cette décennie. Il faut savoir que depuis les derniers documentaires de Azzeddine Meddour, il n'y a pas eu beaucoup de documentaires de fait sur ces années. Avec Djamila Sahraoui, Kamel Dehane et moi, on essaye petit à petit de faire des documentaires importants pour la mémoire audiovisuelle algérienne. Malheureusement, c'est vrai que cette mémoire pour la plupart du temps est produite à l'étranger. Peu importe, l'essentiel, c'est de produire, et s'il y a demain une possibilité - cela serait mon plaisir absolu - c'est de ramener tous ces films qui ont été produits en Algérie et à l'étranger et de créer une grande médiathèque. Votre projet documentaire traitera de l'enfance... J'ai réalisé une quinzaine de films dont une dizaine à peu près sur l'Algérie avec une seule fiction. Je partage ma vie entre Constantine et Paris pour aller chercher des financements. A chaque fois, j'essaye de m'intéresser à un prisme de la société. Le prochain film que je vais essayer de monter portera sur une chronique d'un village vue à travers des enfants des Aurès. Pendant un an, on va essayer de suivre six ou sept gamins à compter de septembre. Le but est de m'introduire dans les lieux et d'essayer de capter la dimension humaine. L'essentiel, c'est que tous mes films circulent dans le monde et qu'ils aient une représentation en Algérie. Ce qu'il faut savoir, c'est que nous sommes un petit nombre du monde arabe à avoir ouvert le champ documentaire. Je dirai que les Algériens ne sont pas les seuls à avoir ouvert le champ documentaire. La valeur d'un documentaire dépasse largement la valeur d'une fiction.