Les douleurs ne sont pas exclusives et il n'existe pas de degrés différents de souffrance lorsque des groupes d'êtres humains ont été durant le cours de l'histoire de l'humanité, touchés dans leur chair, dans leur intimité et dans leur conscience. Les Africains ont été ceux qui ont connu une déshumanisation sans précédent, ceux qui ont subi une déterritorialisation forcée. L'esclavage a été une machine effroyable qui a fait un commerce sans merci d'hommes, de femmes et d'enfants, transhumés d'un continent à un autre, dans des conditions de voyage où l'emprisonnement, l'enchaînement, l'humiliation ont atteint un point de non-retour. Pendant plusieurs siècles, un commerce éhonté et honteux a eu lieu entre l'Afrique, l'Europe et l'Amérique. Des pirates et des négociants sans foi ni loi ont décidé que les Noirs d'Afrique n'étaient pas des êtres humains, et donc ils pouvaient en disposer, les éliminer, les assassiner dès la moindre tentative de révolte. Aujourd'hui, le seul pays qui commémore l'abolition de l'esclavage est la France ; même aux Etats-Unis où la communauté noire est fort importante, il n'y a aucune commémoration. Les Africains revendiquent le pardon pour l'horreur et le génocide qu'ils ont subi. Ce que l'on appelle aujourd'hui le Middle passage - c'est-à-dire la traversée de l'océan Atlantique -, est répertorié, commenté par des chercheurs historiens. Cependant, l'esclavage est très peu enseigné dans les livres de classe à travers le monde. La souffrance des Noirs à travers les siècles est ainsi ignorée. Une souffrance et un racisme dont les Noirs sont toujours victimes, comme le démontre le dernier assassinat d'une nounou noire, il y a deux semaines à Anvers en Belgique, par un membre de l'extrême droite, tout simplement parce que cette femme était de couleur noire. Il n'y a pas eu de « tapage médiatique » au sujet de ce crime, pourtant raciste ! Les historiens doivent écrire encore et encore pour un devoir de mémoire et pour dénoncer la bêtise humaine qui mène à la criminalité. Des écrits autobiographiques d'esclaves furent publiés comme celui d'Olaudah Equiano en 1789 déjà. Très peu de femmes esclaves se sont exprimées à l'exception de Harriet Wilson avec Our Nig publié en 1859. Avec l'autobiographie de Hannah Crafts, publiée chez Payot en janvier 2006 et intitulée Autobiographie d'une esclave, l'histoire des écrits d'esclaves prend une nouvelle dimension, car ce texte a été écrit en 1850 alors que Hannah Crafts était encore esclave, et c'est le premier texte écrit dans ces conditions. L'histoire de ce texte autobiographique est étonnante et extraordinaire puisqu'il vient d'être découvert, apportant ainsi la preuve que l'histoire de l'esclavage reste encore à écrire. Le travail des chercheurs apporte et apportera plus d'éclairage sur cet épisode sinistre de l'humanité. Ainsi donc, le document qui est un manuscrit a été trouvé dans la Galerie Swann de New-York qui organise chaque année en février une vente aux enchères d'objets, de documents et de manuscrits qui appartiennent à l'héritage afro-américain, récoltés çà et là au hasard des ventes personnelles et des vide-greniers. Le but de cette association Swann est de promouvoir la lutte continuelle des Noirs américains et récupérant tout ce qui peut reconstituer la mémoire des ancêtres esclaves qui ont lutté pour leur survie et celle de leurs enfants. C'est ainsi que le manuscrit de l'esclave Hannah Crafts a attiré l'attention du professeur et critique littéraire africain-américain Henry Louis Gates qui le découvre en 2001. Il l'authentifie et décide de l'éditer. L'édition en anglais fut publiée en 2002 à New-York et sa traduction en français vient d'être disponible. L'histoire de Hannah Crafts est passionnante, c'est une mulâtresse de Virginie qui raconte sa fuite vers le nord non esclavagiste. Cet ouvrage autobiographique est composé de vingt et un chapitres qui relatent également l'histoire de sa propre maîtresse, une mulâtresse à la peau blanche, qui est découverte comme étant noire et toutes les deux décident de s'enfuir vers le chemin de la liberté. Une histoire extraordinaire dans le sens propre du terme qui mène le lecteur dans un univers d'abord de femmes esclaves, dans un pays où les Noirs s'achètent et se vendent, dans un pays où ils ne s'appartiennent pas. L'intérêt de la découverte de ce manuscrit est qu'il devient le premier ouvrage autobiographique écrit par une esclave pendant sa captivité. Le manuscrit a été rédigé à New-Jersey. Le récit apporte des éléments nouveaux en termes de témoignages de première main. Hannah Crafts raconte comment elle a appris à lire et à écrire alors qu'elle n'avait pas le droit de le faire. Tante Hetty et son compagnon sont un couple blanc venu du Nord et qui a enfreint la loi du Sud en lui donnant les premières clés pour déchiffrer l'alphabet et mettre des idées sur des mots et lire le livre de Dieu. Dès que l'occasion se présentait à elle, Hannah lisait de manière avide tout ce qui lui tombait entre les mains. Fine observatrice des mœurs de l'époque, elle raconte avec une vérité déconcertante comment les esclaves s'attachaient à leurs maîtres, comment les esclaves au fil des ans ont intégré psychologiquement la réalité amère de leur état. Hannah Crafts décrit avec une franche vérité son cheminement de petite fille, née de parents esclaves, donc appartenant non pas à ses parents, mais aux maîtres de ses parents. Pas d'enfance heureuse dans le sens où on l'entend, mais une enfance où le silence était de mise, où l'on ne s'adressait pas à elle, inexistante, absente, invisible, jusqu'au jour où elle devenait assez grande pour travailler : « L'on ne se soucia de moi qu'au moment où j'atteignis l'âge de travailler ; ce fut alors : Hannah, fais ceci, et Hannah fais cela, mais je ne plaignais jamais. » Cette autobiographie accentue la perception des maîtres blancs vis-à-vis des esclaves noirs qui n'étaient que des esclaves malgré la proximité de vie. Hannah raconte que le maître « ne les considérait pas comme des hommes et des femmes, mais les mettait au même niveau que les chevaux et les autres animaux domestiques ». Les conditions de vie, la promiscuité dans les cases pour esclaves dans les grandes propriétés, dans les grandes plantations de champ de coton sont décrites avec précision : « Toute la journée, les esclaves trimaient sous un soleil brûlant, à peine conscients d'un lien entre eux et d'autres représentants de la race humaine. » L'injustice, l'ignorance, la fatigue, le travail sans relâche dans les champs et à l'intérieur des grandes maisons au profit d'une vie confortable pour les Blancs qui avaient tout intérêt à maintenir un tel système basé sur un racisme qui rapporte. La fuite de ce monde inique, vers le Nord, a été entreprise avec courage et abnégation par cette esclave révoltée, une fuite vers plus de dignité humaine. C'est cela que raconte Hannah Crafts dans cette autobiographie qui a été révélée au monde plus de 150 ans après avoir été écrite dans le New-Jersey. Une autobiographie qui souligne la lutte perpétuelle des Noirs pour leur dignité, écrite avec beaucoup de sentiment et de cœur. Hannah Crafts, Autobiographie d'une esclave, Paris, Payot, 2006.