«L'histoire retiendra que c'est pendant le règne de Bouteflika que la corruption et la dilapidation des deniers publics se sont insinuées partout», juge le professeur Mohamed Hennad. - Le changement intervenu au sein du puissant Département du renseignement et de la sécurité (DRS) a suscité des lectures contradictoires et a dérouté l'opinion publique. Selon vous, ce «remaniement» au sein de l'appareil sécuritaire exprime-t-il une lutte réelle d'influence entre la présidence et le DRS ?
A ce niveau-là, tout changement est censé se faire pour gagner en efficacité et en légitimité. Franchement, est-ce dans cet esprit-là que ledit changement serait intervenu ? Ou bien s'agit-il, en fait, d'une redistribution des rôles dans un contexte électoral précis ? Dans un système de gouvernance autoritaire comme le nôtre, il faut toujours se garder d'opérer un découplage entre le pouvoir et les services secrets dans la mesure où tous les deux participent de la même matrice. Et puis, l'autoritarisme ne pourra jamais faire sans ces services pour survivre et opprimer, et ce, quelles que puissent être les luttes en son sein. C'est pour cela que je dis souvent que le problème, en Algérie, c'est moins le DRS que la nature du pouvoir dans sa globalité. Ainsi, les services – quelles que soient leur force et leur violence – ne sauraient être beaucoup plus qu'un épiphénomène. Pour ma part, le «remaniement» dont vous parlez répond à des considérations conjoncturelles liées à la «bonne» préparation de l'élection présidentielle d'avril prochain, que je n'hésiterais pas à qualifier de «banquet des loups». D'autant plus que ce remaniement des services a été accompagné, d'abord, par un renforcement de la position du généralissime Gaïd Salah, probablement le plus fidèle parmi les militaires, ensuite par un remaniement gouvernemental où tous les postes-clés ont été attribués aux ouailles intéressées du président Bouteflika. Mais cela ne veut pas dire, pour autant, que tout cela a été le fait du Président parce qu'apparemment, son mauvais état de santé le confine plutôt au simple acquiescement, mais tout se fait en son nom, bien entendu. - La promotion de Ahmed Gaïd Salah au rang de vice-ministre de la Défense tout en gardant son poste de chef d'état-major des armées en lui rattachant certains services qui étaient sous la coupe du DRS est perçue comme une reprise en main du clan présidentiel. Qu'en pensez-vous ?
D'abord un mot sur le vieux generalissimo. Selon la loi, il est censé être parti à la retraite depuis très longtemps. Il est impensable que ce soit lui-même qui ait signé et l'enrôlement de beaucoup d'officiers et leur mise à la retraite ! Et l'on aimerait bien savoir d'où tiendrait-il toute cette présence. La tiendrait-il d'on ne sait quelle compétence que nous ignorerions et qui le rendrait indispensable ? Ou bien la tiendrait-il du fait qu'il est, tout simplement, le chef militaire idoine pour servir les desseins du Président et de son entourage… tout en servant ses propres intérêts, bien sûr. - D'aucuns ont vite décelé une «amputation» du DRS au profit du clan présidentiel sous la houlette du vieux général. Mais du point de vue de la pratique politique, que pourrait bien gagner la démocratie d'une telle amputation puisque les changements opérés l'ont été en catimini, dans le cadre de préparatifs électoraux, au lieu de s'inscrire dans un vaste programme de modernisation politique ?
Quant à la soi-disant lutte des clans, je pense qu'il faudrait éviter de trop en parler dans la mesure où les clans en question participent du même régime de gouvernance. Autrement, cela nous ferait recourir le risque d'être à côté de la plaque et, qui plus est, nous conduirait à soutenir un clan contre l'autre. Comme ça, tout bêtement ! C'est pour cela qu'il faudrait privilégier l'approche systémique, les clans n'étant qu'un sous-système, en fin de compte. Ceci dit, il me semble que l'idée dudit changement est venue au clan présidentiel dès que celui-ci, certainement pris de panique, a senti la nécessité de bien resserrer les rangs suite à la grave maladie du Président et l'évocation de l'article 88 de la Constitution relatif à l'empêchement et à la vacance définitive du pouvoir. C'est ainsi qu'on a renforcé la position du chef militaire, lequel donne l'impression d'être le plus enthousiaste officier du bouteflikisme. Aujourd'hui, il semble que c'est le général Salah Gaïd qui a la main face au général M. Mediène, mais ça reste un jeu ouvert, après tout.
- Des voix s'élèvent et «supplient» le locataire d'El Mouradia de briguer un quatrième mandat, comme le fait le secrétaire général du FLN. Quel commentaire cela vous inspire ? Dans son état de santé affaibli, Bouteflika peut-il prétendre à un autre mandat présidentiel ?
En effet, toute la smala s'ébranle depuis quelque temps pour vendre, par tous les moyens possibles, le quatrième mandat, et ce, dans une ambiance qui frise le ridicule. Les visites que l'actuel Premier ministre continue d'effectuer aux quatre coins du pays, distribuant enveloppes et promesses et n'hésitant pas à dire, parfois, des inepties qui plairaient au public, ne sauraient avoir d'autre objectif que de servir ce dessein. Ajouter à cela d'autres agitations comme celles d'un certain M. Ghoul, dont le slogan «l'islam est la solution» ne fait manifestement plus son affaire ! Maintenant, en ce qui concerne les voix qui «supplient» M. Bouteflika de se porter candidat pour la quatrième fois, c'est dans l'ordre de notre «normal» national. En fait, la candidature de l'intéressé ne semble poser aucun problème autre que celui lié à son état de santé. Il faut surtout garder à l'esprit que depuis le violent amendement de la Constitution, en novembre 2008, M. Bouteflika n'est plus président le temps d'un mandat, mais est bel et bien un président à vie ! Quant à M. Saadani en personne, effectivement, sa désignation à la tête de cet invertébré nommé FLN, «hizb essolta» (ou «essoultan») a eu lieu pour servir l'objectif du quatrième mandat. Et lorsque j'entends quelqu'un comme lui parler du DRS et de la question de la modernisation de l'Etat algérien, je sens que la fin du monde est proche. Je dois noter ici que, comme par hasard, j'ai eu à dénoncer le comportement de ce monsieur quand il était président de l'APN. A cette époque-là, non seulement il s'est permis une inscription à la faculté des sciences politiques d'Alger, mais il a aussi tenté de réussir ses modules à sa manière, c'est-à-dire avec des «examens VIP» conçus spécialement pour lui. Evidemment, j'ai assumé mes responsabilités en tant que professeur à ladite faculté et envoyé des lettres de dénonciation au président de la République ainsi qu'à trois chefs de groupe parlementaire. Inutile de vous dire que personne ne m'a répondu, pas même les «révolutionnaires permanents» de Mme L. Hanoune ! - Après 15 ans de règne de Bouteflika, dans quel état laissera-t-il le pays (son bilan) ?
La presse nous apprend que le Premier ministre vient d'instruire ses subordonnés de lui préparer des bilans exhaustifs des réalisations du Président. Justement, ces réalisations dont on parle en boucle m'inspirent trois remarques. D'abord, elles viennent très en retard ; nombreuses auraient dû avoir lieu le siècle dernier. Ensuite, les fonds qui leur avaient été alloués n'avaient pas été réunis grâce surtout à une économie productive, mais plutôt grâce à la rente des hydrocarbures dont l'Algérie, au contraire, dépend de plus en plus. Enfin, les malfaçons, les retards et les surcoûts exorbitants occasionnés par les projets sont devenus, en même temps, un moyen de corruption et de siphonage au bénéfice d'autochtones aussi bien que d'étrangers ! L'histoire retiendra que le règne de M. Bouteflika aura été celui d'un président futé mais velléitaire. Par exemple il ne cesse, depuis 1999, de parler de la nécessité de changer la Constitution, mais il ne l'a pas fait jusqu'à présent. En plus et contrairement à ce qui va se faire pour la deuxième fois, le changement d'une Constitution ne devrait jamais avoir lieu à la fin du mandat présidentiel mais bel et bien à son début parce que faisant partie du programme pour lequel le Président aura été élu. L'histoire retiendra aussi que c'est pendant ce règne que la corruption et la dilapidation des deniers publics se sont insinuées partout. C'est aussi pendant ce règne que la société algérienne est devenue moins regardante pour l'ordre et la propreté. Notre pays devient de plus en plus anomique. Sans desseins collectifs. Un pays régi par la débrouillardise, le piratage et les raccourcis. En somme, un pays moins immun encore. Enfin, M. Bouteflika va laisser un pays incapable puisque pratiquement tous les grands projets, voire plusieurs services publics, ne cessent d'être confiés à des entreprises étrangères. Incapable aussi parce qu'il est devenu plus dépendant encore de la rente des hydrocarbures. Et dire qu'on vient de fêter le 1er Novembre pour la énième fois ! Prions pour que l'entourage de M. Bouteflika revienne à la raison et accepte le fait que le Président est gravement malade. Il est si malade qu'il ne peut même plus s'acquitter de ses activités de simple protocole. De la sorte, il ne peut présider aux destinées du pays en filigrane, se suffisant de recevoir, de temps à autre, deux chefs seulement : le Premier ministre et le vice-ministre de la Défense, pour nous rappeler que le président est toujours là. Il faut se rendre compte que cette maladie pèse beaucoup sur la vie politique nationale qui se trouve, ainsi, réduite à sa plus simple expression. De même que le champ de notre diplomatie se rétrécit parce que notre Président ne peut plus avoir de contacts internationaux soutenus, ici et ailleurs. Il s'agit là d'un pan entier de la fonction présidentielle qui passe en mode stand-by. - A seulement cinq mois de l'élection présidentielle, le pays semble tétanisé et la vie politique totalement plombée. Dans quelles conditions politiques se déroulera cette échéance présidentielle ?
Assurément, cette élection se déroulera, comme d'habitude, «dans de très bonnes conditions». Il se peut qu'elle soit même bénie par l'Occident. D'autant plus, qu'on le veuille ou non, que beaucoup de nos concitoyens soutiennent M. Bouteflika, et ce pour une raison bien simple : c'est lui qui détient la bourse et donne l'impression d'être prêt à débourser sans compter, même si c'est contre toute rationalité économique et au détriment des générations futures. Quant aux partis de l'opposition, ils demeurent très divisés, notamment après le «lâcher» de la dernière année pour parasiter la vie politique nationale. Ils n'arrivent toujours pas à s'entendre, résolument, sur les règles du jeu avant de parler du jeu lui-même ? Cependant, ces partis peuvent d'ores et déjà commencer à avancer ensemble en discutant de l'opportunité pour eux de participer ou non aux élections prochaines. Ils sont censés refuser le rôle de comparses si jamais l'intention pour un quatrième mandat se précise. Je pense qu'il y a déjà des initiatives dans ce sens parce que c'est à ce prix seulement que l'opposition pourra faire face au brigandage politique. Parler ici de brigandage est probablement une exagération, mais comment pourrait-on interpréter la déclaration récente du ministre de l'Intérieur qui parlait d'un autre mouvement des walis en juin prochain ? Car ceci peut bien vouloir dire que les walis seront jugés à l'aune du zèle qu'ils auront su mettre pour la «réussite» de l'élection présidentielle !
- Le désir de changement démocratique est puissant au sein de la société, mais les forces politiques et sociales n'arrivent pas à porter ce mouvement. Pourquoi, selon vous ?
Il se peut que je ne sois pas d'accord avec vous lorsque vous avancez qu'il y a un désir puissant de démocratie au sein de la société algérienne. Sincèrement, je crois qu'il faudrait relativiser parce que ce puissant désir est loin d'être suffisamment clair au sein de notre société, autrement celle-ci aurait pu l'imposer aux tenants du pouvoir. Il faut se rendre à l'évidence que la plupart des sacrifices consentis à ce jour ne l'ont guère été pour la démocratie. C'est ainsi qu'il me semble que la démocratie en soi ne constitue pas encore le souci majeur de notre société. Toutefois, il me semble que ce serait une erreur que d'attendre cela de la société de manière générale parce que la majorité des gens sont préoccupés par le quotidien. C'est une mission censée incomber aux élites d'abord, soutenues par la population que ces élites auront su convaincre. Pour conclure, il faudrait réaliser que, malgré tout, l'Algérie bouge parce que, tout simplement, le monde bouge. Il y a aussi l'Algérie éternelle devant laquelle les petites personnes imbues de leur personne seront vite oubliées dès qu'elles seront écartées ou cesseront d'être de ce monde, que tout un chacun est bien obligé de quitter un jour.