Bernard Hourcade est spécialiste de l'Iran en France. Il est directeur de recherche émérite au CNRS de Paris. Nous l'avons rencontré chez lui et il a accepté de nous éclairer sur les dessous et les enjeux politiques et économiques de l'accord de Genève signé, le 24 novembre dernier, entre l'Iran et les 5+1 (Etats-Unis, Chine, Russie, Grande-Bretagne et France + Allemagne). -Pourquoi les Américains ont-ils attendu l'élection de Hassan Rohani pour relancer les négociations avec l'Iran ? Il faut constater que les Etats-Unis, depuis une dizaine d'années, ont échoué au Moyen-Orient. En Afghanistan, la guerre continue sans issue possible.En Irak, c'est une catastrophe terrible. Enfin, les Américains et les Occidentaux sont incapables de trouver une solution au drame que vit le peuple syrien. Il était indispensable, donc, pour la sécurité régionale, de trouver un équilibre. Et on sait qu'aucun équilibre politique n'est possible au Moyen-Orient sans un pays aussi important que l'Iran. Or, depuis pratiquement 35 ans, l'Iran est en dehors du monde. C'est comme si on voulait faire un équilibre en Extrême-Orient sans la Chine. C'est absurde. Par contre, les Américains n'ont jamais cessé d'avoir des relations confidentielles avec l'Iran. Jamais ! Mais depuis 2009, les contacts ont été bloqués car à Washington, et à Paris d'ailleurs, on s'attendait à ce que le gouvernement iranien s'effondre et que la République islamique tombe. C'est vrai aussi que symboliquement, le discours radical d'Ahmadinejad contribuait au blocage, quoiqu'au fond, tout le monde sait qu'en Iran, l'autorité suprême est celle du guide de la Révolution et non pas celle du président de la République. Les pays occidentaux ont vite constaté que c'était une illusion que d'attendre une implosion de la République islamique qui, avec tous les défauts qu'elle a, est un système relativement stable, solide et capable d'évoluer de l'intérieur. -Donc vous pensez que la situation en Syrie a été décisive dans le choix des Américains de se rapprocher de l'Iran… Oui. A mon avis, le contexte international actuel, très particulièrement ce qui se passe en Syrie, a pesé lourd pour que les Etats-Unis acceptent de tourner la page des hostilités avec l'Iran. La situation risque de se dégrader davantage et les grandes puissances sont incapables de trouver des solutions qui arrangent toutes les parties antagonistes en Syrie. On ne peut rien faire, même avec les négociations, sans l'Iran à la table. D'ailleurs, je suis certain que l'Iran a son fauteuil prévu à la conférence de paix Genève 2. Ce qui change beaucoup de choses. Les Occidentaux doivent reconnaître leur échec sur ce dossier. Ils doivent avoir le courage de s'adresser aux Iraniens en leur disant : «Si vous êtes capables messieurs les Iraniens, allez-y, au travail !» -Vous nous confirmez que le premier pas a été fait par les Américains. Pourquoi les Iraniens ont-ils accepté de négocier un tel accord sur leur programme nucléaire ? Du côté iranien, les choses étaient un peu différentes. Les sanctions économiques ont engendré l'effondrement de l'économie iranienne. On peut le constater avec la baisse de la production de pétrole, l'augmentation du chômage, l'explosion de l'inflation, la quasi-disparition du secteur de l'import-export, etc. Bref, l'économie iranienne a été ruinée. Cette situation, à mon sens, a abouti à trois éléments positifs. Premièrement, sur le nucléaire, l'Iran a continué de travailler malgré les sanctions, en enrichissant l'uranium de mieux en mieux, avec une meilleure technologie. Deuxièmement, le nationalisme iranien a été renforcé. L'Iran est une nation ancienne et forte. Il y a eu donc un consensus en Iran, de la bourgeoisie occidentalisée jusqu'aux islamistes les plus radicaux, pour refuser les sanctions et essayer de les contrer. C'est ainsi qu'une sorte de nationalisme par l'industrie est né. Les Iraniens font tout localement, au point qu'ils exportent vers les émirats du Golfe, l'Irak, l'Inde et l'Afrique orientale. Aujourd'hui, les exportations non pétrolières de l'Iran se rapprochent de ses importations, une première dans l'histoire d'un pays pétrolier ! Troisièmement, la République islamique a su gérer la situation. En 2009, le guide Ali Khamenei a compris qu'il y avait un risque réel de rupture à l'intérieur même du régime car les leaders des manifestations n'étaient pas des anarchistes venus de nulle part. Moussavi Hossein et Karoubi Mehdi sont les fils (idéologiques) de Khomeini Rouhollah, le fondateur de la République islamique. Moussavi a été Premier ministre jusqu'à 1989 et Karoubi a été deux fois président du Majlis (Parlement iranien). L'actuel guide voyait un risque de coupure au sein de la famille (des mollahs). Il a donc eu l'intelligence politique de faire une très bonne élection, en juin dernier. Rohani représente un bon consensus politique. Et donc cela donne qu'actuellement, le gouvernement iranien est fort, la nation iranienne est forte, l'industrie nucléaire iranienne est victorieuse, seule l'économie pose problème. Donc, les Iraniens sont partis aux négociations en position de force, dans le but de régler leurs problèmes économiques. -Certaines sources médiatiques ont indiqué que le désormais accord historique de Genève a failli ne pas être signé à cause d'un blocage de la part des Français. Qu'est-ce qui s'est passé lors du premier round de négociations ? Cet accord, en fait, est double. Il y a un accord technique sur le nucléaire, contrôlé par l'AIEA. L'Iran accepte de limiter son activité nucléaire et de bloquer évidemment toute possibilité militaire, ça c'est clair. Mais ce qui est le plus important, c'est que pour la première fois depuis la Révolution islamique de 1979, l'Iran négocie avec le reste du monde. Pour moi, l'accord de Genève représente la renaissance de l'Iran. L'Iran revient, complètement, sur la scène internationale. C'est un tournant de l'histoire du Moyen-Orient. Toutes les grandes puissances voulaient y participer. Les Américains avaient évidement pris l'initiative bien avant. John Kerry a été le premier à arriver à Genève, le 6 novembre, pour le début des négociations. Il a demandé à ses alliés de venir signer en leur disant qu'il avait tout résolu avec son homologue iranien. Les Européens, Français les premiers, ont fait savoir aux Américains qu'ils avaient leur mot à dire. Laurent Fabius, chef de la diplomatie française, a exigé quelques modifications techniques. Il voulait montrer qu'il avait raison d'être là. Cela a été mal interprété à Téhéran. Les Iraniens ont cru que les Français étaient contre un accord, alors que ce n'était pas le cas. Ensuite, les Russes ont voulu se montrer comme ayant joué un rôle concluant dans la signature de cet accord. Pour le deuxième round de négociations, Sergueï Lavrov, chef de la diplomatie russe, était le premier arrivé à Genève, samedi dernier (23 novembre), avant ses homologues américain et français. Le vice-Premier ministre russe a été envoyé à Téhéran. C'est une manière, pour les Russes, de dire : «Voyez, les Américains l'ont commencé, les Français et les Européens l'ont complété, mais en fait, le vrai accord c'est nous qui l'avons rédigé.» Cet accord est un enjeu de prestige politique et diplomatique. Et donc tout le monde est content d'y avoir contribué. Tous ces pays ne s'intéressent, en réalité, qu'aux retombées économiques et politiques du rapprochement irano-américain. -Juste après la signature de l'accord, M. Rohani a déclaré que l'Occident a reconnu enfin à l'Iran son droit à l'enrichissement de l'uranium. Une interprétation du contenu de l'accord refusée par les Américains. Pouvez-vous nous dire ce qu'il en est concrètement ? D'abord, Hassan Rohani dit vrai, même si John Kerry dit le contraire deux minutes après. C'est là qu'on remarque que les diplomates sont des gens très intelligents. Je m'explique. Les Iraniens disent «nous avons le droit d'enrichir» alors que ce «droit d'enrichir», en lui-même, n'existe pas. Mais ils ont raison de le dire car dans l'accord, les Occidentaux ont reconnu à l'Iran le droit de développer son nucléaire civil. Ce droit comporte l'enrichissement et plusieurs autres activités. Donc, MM. Rohani et Kerry jouent sur les mots pour satisfaire tout le monde. Sur le fond, l'accord de Genève prévoit, sur le plan du nucléaire, que l'Iran accepte de limiter le nombre de ses centrifugeuses, limiter l'enrichissement à 5% pour l'usage industriel. Geler la construction du réacteur d'Arak qui pouvait produire du plutonium, et le stock d'uranium déjà enrichi (à près de 20%) sera sous contrôle et neutralisé, en quelque sorte, sur le sol iranien. Autrement dit, on arrête tout pendant six mois. En échange, les grandes puissances s'engagent à débloquer 7 (sur les 100) milliards de dollars des avoirs iraniens gelés. C'est-à-dire très peu. Les Occidentaux s'engagent aussi à ouvrir le commerce avec l'Iran dans les secteurs de l'automobile, la pétrochimie et l'industrie de l'aviation. C'est un accord minimal.Le plus important, c'est ce qui va venir après les six mois. C'est-à-dire la possibilité d'aboutir à un accord définitif si les deux parties respectent leurs engagements pendant cette période d'essai. -Comment expliquez-vous les réactions négatives d'Israël et de l'Arabie Saoudite par rapport à l'accord ? Les Israéliens et les Saoudiens sont furieux de la fin de la mise à l'écart de l'Iran. Pendant plus de 30 ans, ils avaient le monopole de l'amitié américaine dans cette région sensible. On sait très bien que les Etats-Unis ne vont jamais abandonner ni Israël ni l'Arabie Saoudite, bien évidement. Ces deux pays ont juste peur du changement des rapports de force dans la région en faveur de l'Iran. A mon avis, ce qui s'est passé à Genève est une révolution pacifique et irréversible dans les relations internationales. Sur les questions sécuritaires, les deux alliés des Etats-Unis n'ont rien à craindre, bien au contraire. L'Etat hébreu sera plus sûr avec des relations normalisées entre l'Iran et les pays occidentaux. Cet apaisement politique est beaucoup plus important que le volet nucléaire, qui est pour moi une question technique très facile à régler. La bombe atomique qui va rayer Israël ? C'est du cinéma ! C'est une instrumentalisation politique. Pendant qu'on s'occupait avec le nucléaire iranien, Israël continuait à coloniser en Cisjordanie. Il n'y aura jamais de guerre entre l'Iran et Israël. Concernant l'Arabie Saoudite, elle s'oppose idéologiquement à l'Iran : monarchie héréditaire, arabe et sunnite contre une République islamique, persane et chiite. Mais, en réalité, Hassan Rohani a un discours plutôt sympathique envers les Saoudiens. Il a déclaré à maintes reprises qu'il ne voyait pas l'Arabie Saoudite comme un adversaire mais comme un partenaire local de l'Iran.