Excepté les croyants, qui en principe doivent attendre, comme l'enseignent toutes les religions, d'être morts pour être heureux, la plupart des hommes cherchent le bonheur ici- bas. De l'Antiquité la plus lointaine — en 335 avant l'ère chrétienne, Aristote explique, dans L'Ethique à Nicomaque, comment vivre pour être heureux — jusqu'à nos jours, bien des philosophes proposent un mode d'emploi de la vie qui, estiment-ils, permet d'être heureux. Ainsi, Epicure propose-t-il d'éliminer les craintes inutiles, celle des dieux, qui pour lui n'existent pas, celle de la mort, puisque nous ne saurons pas que nous sommes morts, et de ne satisfaire que «les désirs naturels et nécessaires» (manger, boire, se vêtir…), ce qui assure, d'après lui, «la quiétude absolue de l'âme» — l'ataraxie. Convaincu que «ce qui tourmente les hommes, ce n'est pas la réalité, mais les opinions qu'ils s'en font», Epictète conseille d'accepter le réel tel qu'il est et de changer ce qui dépend de nous : opinions, désirs, aversions. «Devant tout ce qui t'arrive, pense à rentrer en toi-même et cherche quelle faculté tu possèdes pour y faire face. Tu aperçois un beau garçon, une belle fille ? Trouve en toi la tempérance. Tu souffres ? Trouve l'endurance. On t'insulte ? Trouve la patience. En t'exerçant ainsi, tu ne seras plus le jouet de tes représentations.» Facile à dire, moins à faire. En réalité, comme le souligne Frédéric Lenoir, philosophe et sociologue, dans un ouvrage très stimulant, Du bonheur, un voyage philosophique,(1) il n'y a pas de recette du bonheur. Mais il y a d'abord des états d'âme qui l'empêchent d'advenir : la passion, qui brouille notre réflexion et peut nous conduire au crime, le plaisir, toujours éphémère, souvent nocif – de l'amour du vin à l'ivrognerie et au cancer du foie – l'émotion, qui désorganise notre vie psychique, la recherche effrénée de l'argent, qui nous laisse toujours insatisfaits. L' «état de bien-être subjectif» — ainsi les psychologues appellent-ils le bonheur — dépend pour beaucoup du type de société dans laquelle on vit, de sa conception du bonheur, des moyens qu'elle donne ou refuse de le réaliser. Il n'est donc pas étonnant que dans les pays où domine le libéralisme économique le nombre de gens heureux soit si restreint : si le bonheur se définit par l'avoir, par l'acquisition sans cesse renouvelée de biens matériels, l'insatisfaction est permanente. Combien peuvent s'acheter la dernière Mercedes, une villa sur la côte d'Azur, ou s'offrir, en hiver, un voyage dans un pays de soleil ? Qui n'est pas rongé par l'angoisse du lendemain, lorsqu'il se retrouve jeté comme un malpropre d'une entreprise où il travaille depuis trente ans ? Quel sens un jeune chômeur peut-il donner à sa vie ? Plus que jamais, la société capitaliste, par son mode de fonctionnement — la réduction des travailleurs au rang d'objets —, son inégalité fondamentale — une retraite à 800 euros pour un ouvrier, une retraite chapeau(2) de 21 millions d'euros pour un PDG —, ses valeurs — la jeunesse, l'argent — cette société-là ne peut que condamner la majorité de ses membres à une vie très éprouvante, une vie où il n'y a guère de place, au mieux, que pour quelques instants fugitifs de bonheur. L'exemple français est particulièrement éloquent : la France est le pays d'Europe qui compte le nombre le plus élevé de dépressifs et de déprimés, et dont les habitants consomment la plus grande quantité de tranquillisants et d'antidépresseurs. Non seulement parce que les soucis quotidiens, le chômage, la pauvreté ne laissent guère de place au détachement que prêche Epictète, mais encore parce que l'une des conditions du «bien-être subjectif» — le lien avec autrui, la solidarité, l'empathie — fait défaut. Une vie où ce lien est absent, ou très ténu, où l'autre est le plus souvent vécu comme un rival, une vie où chacun vit quasiment comme dans un bunker, prêt à faire feu sur une ombre, pareille vie ne donne guère la possibilité d'être heureux. Une vie qui permet de se réaliser, où ce que l'on fait correspond à ce qu'on est, qui a du sens et se déploie en harmonie avec les autres, bref une vie heureuse ne dépend pas seulement du contexte social qui la rend possible, ni de notre capacité à maîtriser passions funestes et désirs futiles, elle dépend aussi de prédispositions génétiques qui facilitent ou entravent notre capacité d'être heureux. Neurotransmetteurs, hormones et même la longueur d'un gêne — le 5-HTTLPR joue un rôle important dans la fabrication d'une molécule responsable du transport de la sérotonine, qui favorise l'optimisme — ce patrimoine génétique détermine en partie notre aptitude au bonheur. L'âge enfin joue un rôle important. «L'indice de satisfaction global de la vie», précise Frédéric Lenoir, baisse de la vingtième année jusqu'à la cinquantaine — perte des illusions de la jeunesse, épreuves existentielles —, puis il connaît une hausse sensible jusque vers 70 ans, et décline de nouveau quand la vieillesse s'installe. S'il ne dépend pas totalement de nous d'être heureux — loin de là ! —, il dépend de nous de tout faire pour y parvenir. Et le bonheur, peut-être, consiste avant tout dans la conviction qu'il existe et nos efforts pour le construire. -1) Fayard 2013 -2) Retraite qui s'ajoute à la première. C'est le conseil d'administration de l'entreprise qui en fixe le montant.