Une véritable saignée qui achèvera à coup sûr tant d'efforts et d'investissements. Seuls auront à payer les petits agriculteurs, les transformateurs et surtout le consommateur local qu'on gavera de concentré chinois à moindre coût certes mais de moindre goût aussi. A ce jour, les quelque 300 agriculteurs qui ont accepté l'aventure de la tomate industrielle dans la wilaya de Skikda demeurent dans l'opacité. Arriveront-ils à écouler leur production ou vont-ils pour la deuxième année consécutive laisser pourrir in situ une partie du fruit de leur labeur ? A priori, la deuxième éventualité reste envisagée, car au moment où l'échéance de la récolte se rapproche, les instances ministérielles tardent encore à répondre aux doléances présentées par la filière le 5 février dernier. Le président de la chambre agricole de Skikda rapporte à ce sujet : « Nous avons recommandé une mise à niveau graduelle de la filière pour lui garantir de meilleures bases concurrentielles en demandant l'implication directe des pouvoirs publics. Pour assurer la pérennité de la filière, nous avons jugé qu'il était primordial que le prix de vente du kilo soit soutenu à 7 DA. Le conserveur paye 4,5 et les 2,5 DA restants devront être assurés par l'Etat. A ce jour, aucune réponse ne nous a été formulée. Si rien n'est fait, il nous sera difficile de convaincre le peu de producteurs qui restent de s'intéresser à cette production dans l'avenir. » Les agriculteurs estiment quant à eux que la mise à mort de la filière est presque consommée. « Même si nous le voulions, on ne pourrait pas vendre notre récolte à raison de 3 DA le kilo. Ce serait un acte suicidaire, car on aurait à engager d'autres frais alors que nous avons déjà trop dépensé en intrants dont les prix ont carrément triplé. » Les conserveries qui croulent elles aussi sous d'autres contraintes avancent qu'il leur serait impossible de payer le kilo à plus de 5 DA, voire 3 DA. Que faire alors ? Les producteurs attendent et ne savent plus quoi faire et, si jamais cette situation perdure, aucun agriculteur dans les plaines de Ben Azzouz et de Azzaba ne devra s'aventurer, une fois encore, à repiquer des plants pour les voir pourrir. Cette vision assez noire ne devrait pas choquer outre mesure, car elle n'est qu'une conséquence logique. La filière a vécu ces dernières années un chamboulement trop violent. Qu'on en juge : la superficie cultivée a considérablement chuté, passant des 9000 ha repiqués durant la dernière décennie à 2160 ha seulement en 2006. Les répercussions de cette chute ont fait tache d'huile pour toucher en amont et en aval tous les facteurs corrélatifs. La plus grave des retombées a été l'extinction de l'attrait de la filière sur les agriculteurs locaux. Une grande phobie s'est infiltrée chez eux et a fini par forcer un grand nombre à abandonner la tomate industrielle au profit d'autres cultures plus sûres. Il y a quelques années seulement, ils étaient plus de 1100 producteurs de tomate industrielle. Aujourd'hui, ils sont moins de 350 à continuer l'aventure. En considérant une norme de 5 emplois pour chaque hectare, on déduit qu'en l'espace d'une seule année (entre 2005 et 2006), la région a perdu plus de 10 000 emplois saisonniers et permanents. Une perte qui dans la conjoncture actuelle s'apparente à un véritable désastre social. Dans la continuité, sur les quatre unités de transformation que comptait la wilaya de Skikda, deux ont cessé toute activité, emportant avec elles les salaires de dizaines de familles et la troisième ne voudrait plus entendre parler de concentré de tomate. Il ne demeure donc à Skikda qu'une seule unité, ce qui a fait chuter les capacités locales de transformation de 2750 t/ j à seulement 1200 t/j. Aujourd'hui encore, le spectre de l'année passée hante les producteurs locaux. Déjà qu'ils sont difficilement parvenus à assurer l'essentiel, ils appréhendent d'êtres lâchés à la dernière minute et de recourir à la destruction volontaire de leur récolte. L'année passée, 700 ha ont été abandonnés parce que les producteurs avaient catégoriquement refusé de vendre leur récolte à 3 DA le kilo. Cette année, sur une projection de 4200 ha, 2160 ha ont été repiqués. Les services agricoles de la wilaya de Skikda expliquent cette « perte ». « Les pépinières qui devaient produire sur une superficie de 210 000 m2 l'équivalent de 126 millions de plants ont été réalisées en retard en raison des sols gorgés d'eau occasionnant une perte estimée à 25 %. » En dépit de ces considérations techniques, les agriculteurs attendent que les prix soient arrêtés. Ils savent que leur sort ne dépend plus des largesses de la terre qu'ils cultivent, car depuis le temps le conteneur a remplacé le tracteur et le soutien s'accorde beaucoup plus et à coups de milliards à des « circuits porteurs », mais jamais aux petits fellahs de Azzaba, de Djendel ou d'ailleurs. Quant à la saveur, elle devra dorénavant avoir un seul goût : le profit de certains, quitte à brûler toutes les tomates... fussent-elles de Ben Azzouz.