La bande frontalière entre Djelfa et Laghouat, située à quelques trois cent cinquante km au sud d'Alger, a été, lundi dernier, le théâtre d'un violent affrontement. Plusieurs centaines de personnes auraient livré bataille à mi-chemin entre les communes de Sed Rahal et Hassi Delaâ, au lieudit Metamra. Le combat, armé, aurait fait, selon les reporters d'El Watan, cinq à dix blessés. Deux d'entre eux auraient essuyé des blessures graves : l'un aurait été troué à l'épaule par un tir, l'autre aurait eu une « jambe transpercée par un projectile ». Le bilan de ce chassé-croisé de balles, de pierres et de triques aurait pu être bien plus lourd n'était l'arrivée illico de troupes de la Gendarmerie. Le conflit n'a pas opposé, comme ailleurs, foules d'émeutiers aux forces de la Police ; pas davantage, il n'a vu s'assaillir entre elles bandes de quartiers en furie. Non, le combat ensanglanté qui a fait s'affronter, en ce mois de juin de l'an 2006, « plus de 500 personnes armées de fusils de chasse et de gourdins », a opposé, comme aux « siècles reculés » des rezzous et de la siba (dissidence), deux tribus l'une contre l'autre ! En l'espèce, les Ouled Yahia Ben Salem de la commune de Sed Rehal (au sud de la wilaya de Djelfa) à la tribu des Ouled Sidi Ahmed Ben Harzallah de la commune de Hassi Delaâ (au nord-est de la wilaya de Laghouat) ; les premiers seraient des nomades affiliés à la puissante tribu des Ouled Naïl, les seconds des sédentaires de lignée maraboutique. Un affrontement tribal dans la République algérienne démocratique et populaire qui a censément appliqué, trente années durant, les préceptes du « socialisme spécifique », de la « révolution agraire » et de l'« industrie industrialisante » ? S'agirait-il d'un fait divers, tout juste bon pour aiguiser l'appétit de la « tribu » des anthropologues ou, à l'inverse, d'une configuration sociale du pays réel ? Ce conflit tribal ne daterait pas d'aujourd'hui ; sa généalogie le ferait remonter plus avant dans le temps. Le violent affrontement qui a vu s'agresser plusieurs centaines de belligérants à coups de fusils et de matraques, mérite qu'on l'observe au plus près : loin d'être anecdotique, ce fait social donne à voir ce qui se joue dans ces intérieurs du pays - là où, précisément, le régime enregistre ses plus fidèles bases de soutien. Le problème est digne d'intérêt parce qu'on y rencontre, à l'échelle micro, les principales logiques qui se déploient à l'échelle macro : société (tribus), foncier (terres ârch), rente (Sonatrach), pouvoir (assemblées locales). Au commencement de l'affaire, il y aurait eu - selon les reporters d'El Watan - un différend portant sur le foncier. Des membres de la tribu nomade des Ouled Yahia Ben Salem auraient dressé leurs tentes, quelques jours avant le choc frontal, sur des « terres ârch » qui appartiendraient à la tribu sédentaire des Ouled Sid Ahmed Ben Salem. Le démêlé frontalier n'est pas nouveau ; il avait déjà éclaté lors du fameux découpage territorial de 1984. Ce type d'antagonisme est au demeurant courant en milieu tribal. La tribu, pour reprendre une définition conventionnelle, est avant tout « une société réelle qui vit en s'appropriant et en transformant les ressources d'un territoire qu'elle revendique comme sien et qu'elle est prête à défendre par la force, la violence armée ». Le conflit qui a opposé plusieurs centaines de personnes entre Djelfa et Laghouat traduirait a priori la vivacité de la tribu. Mais c'est vite oublier le processus de désagrégation tribale mené, un siècle durant, sous les fourches caudines de la colonisation de conquête et de peuplement. S'il faut se garder de sous-estimer le « fait tribal », pas davantage il ne faudrait tomber dans l'excès inverse de sa sur-interprétation : si la tribu s'est disloquée comme société fermée, le tribalisme, lui, a mieux résisté comme mode d'identification. En témoigne sa redoutable intrusion dans la guerre de libération, son habile instrumentation par le Parti unique et sa tenace prégnance dans le jeu électoral « pluraliste ». L'enjeu de l'exercice de la « souveraineté tribale » sur le territoire de Metamra - objet de discorde entre les propriétaires présumés du territoire, les Ouled Sid Ahmed Harzallah (de Laghouat), et les Ouled Yahia Ben Salem (de Djelfa) - s'est aiguisé pour d'autres raisons, plus instrumentales que symboliques. Le site choisi par les nomades Ouled Yahia Ben Salem pour dresser leurs tentes et s'adonner au pâturage serait sur le point de sortir de son désenclavement séculaire grâce à une route de 18 km le reliant à une commune de la wilaya de Djelfa, alors que la voie joignant le lieu convoité à Hassi Delâa (Laghouat) - commune d'implantation des Ouled Sid Ahmed Ben Salem Harzalah -, elle, serait dans un état peu enviable ! Ces derniers s'estiment lésés par cette redistribution inégalitaire des revenus de la rente. Un autre facteur est venu attiser leur sourde colère : l'espace disputé de Metamra se trouverait à quelque 1200 mètres seulement d'une base de... Sonatrach. Celle-ci devrait non seulement verser quelque 1,5 milliard de dinars de redevances fiscales à la mairie mais aussi procéder au recrutement de personnels pour veiller à la sécurité de ses canalisations. Les retombées fiscales de la rente pétrolière devraient, étant donné le rattachement administratif du bassin de Metamra au village L'kamra et de celui-ci à la commune de Hassi Delaâ, profiter en conséquence aux membres de la tribu des Ouled Sidi Ahmed Harzallah - lésés jusque-là. Ces derniers, soucieux de capter cette rente à leur profit exclusif, voyaient d'un très mauvais œil l'implantation, tout près de la source d'où jaillit la rente, des tentes de la tribu des Ouled Yahia Ben Salem. D'autant plus que les notables de cette fraction de l'influent ârch (confédération tribale) des Ouled Naïl (de Djelfa) affichaient, depuis quelques temps, leur volonté de rattacher le site convoité à leur commune de Sed Rahal. Aussi, la présence sur le site litigieux d'une équipe du cadastre aurait-elle été interprétée par les Ouled Sidi Ahmed Harzallah comme une opération de modification de la frontière communale. Il n'en fallait pas davantage pour jeter le feu aux poudres. Dans un système politique où les gouvernants ont consacré, quarante ans durant, le régionalisme et le clanisme comme modes de domination, il n'y a rien d'étonnant à ce que la réinvention de la açabiyya devienne, pour les gouvernés, un instrument de captation de rente, d'acquisition du pouvoir et de règlement des conflits. Le phénomène de la prévalence des solidarités primordiales (tribales, régionalistes, localistes, etc.,) n'est ni marginal ni accidentel ; des rivalités tribales qui se manifestent à l'heure des élections au critère régionaliste qui préside à la cooptation politique en passant par l'esprit localiste qui se répand dans les campus universitaires, il traduit partout la même crise, celle tout à la fois de la nation, de la citoyenneté et du régime de gouvernement.