Une vision artistique mêlant hyper-modernité et exploration du patrimoine ancestral -Comment êtes-vous venu à l'art ? J'ai commencé un peu par hasard. Mon travail était très éloigné de l'art, j'étais régisseur à l'OPGI (Ndlr. Office de promotion et de gestion immobilières). Mais j'ai toujours été habité par l'amour de l'art et de la culture en général. Je dessinais aussi, mais je repoussais toujours la décision de faire de l'art, faute de temps. Tout cela a patiemment mûri et c'est ressorti au moment où ça devait l'être… Un jour, après ma retraite, je me promenais à Berrouaghia et j'ai vu un vendeur de tajines. Il y a eu un flash : pourquoi ne pas peindre sur ce support ? Petit à petit, les idées arrivaient et une sorte de mythe imaginaire, artistique, commençait à se dessiner. Et puis, j'ai ouvert un petit blog où je publiais mes œuvres. -Première exposition ? C'était au palais de la culture, en 2010. J'avais proposé une œuvre au Salon d'Automne, une installation composée de douze tajines. Après quelques hésitations, on m'a dit : «bon, vous êtes recalé mais on va vous placer dans une expo d'artisans». J'étais un peu choqué, j'ai expliqué que je faisais de l'art, pas de l'artisanat. On m'a rétorqué que ça passerait, qu'il n'y avait pas une grande différence ! Deux jours après, Madame Khelifi m'a contacté pour une expo individuelle à la galerie Thevest. C'était le premier mai et cela reste un très bon souvenir. -Pourquoi des installations plutôt que des toiles ? Les toiles ne me parlent pas. J'ai trouvé des supports que je m'approprie plus facilement et qui ont une dimension quasi-préhistorique comme la gasâa, le tajine ou encore le balai. Comme je ne peux pas accrocher ces supports, je les installe. De fait, ce sont des installations. Je ne voulais pas de tableaux accrochés à un mur, ce support ne m'intéresse pas. Mais il se trouve que les gens sont habitués à ce mode d'exposition. Et puis, on cherche encore à voir de jolies scènes de La Casbah, du Tassili… Et tout l'orientalisme tardif ! Donc, on a du mal avec mes installations. Il y a un effort intellectuel qui reste à faire pour se détacher de certaines habitudes. -Exposer sur Internet permet-il de rencontrer un public différent ? Bien sûr, ça m'ouvre au monde entier. Et puis à des spécialistes algériens qui comprennent l'art et savent l'interpréter. La directrice de la galerie Thevest, par exemple, m'a découvert à travers Internet. Sans parler de l'étranger. J'ai beaucoup de visiteurs américains sur mon site. Une galerie new-yorkaise m'a même proposé un contrat pour une exposition. Mais ça ne s'est pas fait parce que je ne trouvais pas les financements pour le voyage. -Parlez-nous de votre dernière exposition au palais des Raïs… Noureddine Hamouche m'a contacté pour une expo d'installation. J'ai dit oui, bien sûr. On était six au départ. Nous sommes allés voir les responsables du Palais pour proposer le projet, ils ont été très coopératifs. Il y avait sept chambres dans l'espace proposé. Il nous manquait un artiste. Meriem Aït El Hara a proposé un «septième élément», Mohamed Belaïd. On suivait l'avancement du projet sur un forum Facebook. On a trouvé un sponsor (l'imprimeur Diwane) qui a imprimé les supports de communication en contrepartie de quelques œuvres. Karima Sahraoui a assuré la conception graphique. C'est ainsi qu'on a pu monter l'exposition Setta, Ouahed, Sabaa. Les installations avaient beaucoup de points communs. J'ai même proposé de créer un collectif qui resterait actif après l'événement. Au-delà de notre groupe, beaucoup d'artistes algériens choisissent cette voie du renouvellement du patrimoine. L'idée, c'est d'en puiser la substance tout en se projetant dans la modernité et dans les modes d'expression de l'art contemporain, comme les installations ou l'usage des nouvelles technologies. -Peut-on qualifier votre travail de néo-Aouchem ? Pourquoi pas ? Le grand mérite du mouvement Aouchem était d'attirer l'attention sur le signe. Ils ont donc collecté ces signes, les ont explorés et interprétés. Mais ils ne sont pas allés au-delà de ces signes. Ils ont montré la spécificité de ce matériau artistique, mais ne l'ont pas branché sur le monde. La mondialisation est un fait et notre rôle est de trouver notre place dans cette nouvelle configuration du monde. Ce que j'essaie de faire avec l'usage d'Internet ou du smartphone, c'est de contribuer à créer notre territoire dans le village mondial. Nos signes ancestraux peuvent se marier avec les QR codes et les code-barres d'aujourd'hui. Donc, oui c'est une nouvelle façon de faire du Aouchem. -Votre travail est aussi axé sur la mythologie d'un curieux personnage. Qui est El Ghourri ? Ghourri, c'est un primitif. Depuis mon enfance, j'entends les vieux campagnards clamer : «Nous sommes des ghourri!». Cela peut vouloir dire qu'ils sont des gens authentiques, des durs, des hommes… Mais ce n'est pas cela qui m'intéresse. J'ai réinterprété le mot à ma manière. Pour moi, El Ghourri c'est l'authentique, le primitif mais c'est aussi la chèvre. J'ai décidé qu'il en était ainsi. Pourquoi la chèvre ? Cet animal servait à l'homme primitif comme aliment, vêtement, instrument de musique, récipient d'eau… La chèvre servait à tout. Je l'ai donc prise pour symbole. Picasso c'était le minotaure, moi c'est la chèvre. Pour résumer, Ghourri est un homme primitif qui porte un regard particulier sur le monde moderne. Vous le rencontrerez peut-être dans la rue, en gandoura et baskets. C'est un homme qui ne peut pas se moderniser totalement mais qui ne vit plus dans son milieu primitif. A partir de ce personnage, j'ai créé mon mouvement artistique, le «Smart Ghourri Art». Pour raconter l'histoire de ce Ghourri, j'ai imaginé des mythes. En principe, un mythe n'a pas d'auteur, je les ai donc appelés «mythes artistiques». -Ces mythes sont-ils créés ex nihilo, ou y a-t-il des recherches en amont ? Bien sûr. Je m'intéresse beaucoup à la paléontologie et aux signes qu'on trouve sur les poteries, tapisseries, tatouages… Après, je retravaille tout cela à ma façon. Prenons le signe «bedra», cet ensemble de triangles qui représente la fécondité, la fertilité et la femme. On le retrouve partout en Algérie. Pour moi, la bedra c'est Yemma Gherra, la mère de Ghourri. Au début, ce dernier était un double triangle rouge et jaune, un androgyne. Et puis, une ghoula (ogresse) l'a coupé en deux pour en faire un homme et une femme. Autre exemple, prenons le mythe que j'ai appelé «femme-paysage», il vient d'une observation géographique. En Algérie, si vous prenez tous les noms de lieu, vous trouverez souvent des parties du corps : aïn (œil) ; draâ (bras) ; rass (tête)… Si on les regroupe, on peut reconstituer un corps humain complet. Et cet humain est une femme. Quand les récoltes sont bonnes, nos paysans ne disent-ils pas : «cette année, la terre a donné des enfants» ? Voilà d'où vient la femme-paysage. -Seriez-vous à la recherche des mythes qui fondent notre identité ? Qui sommes-nous ? D'où vient-on ? L'humain en général se pose ces questions et l'Algérien en particulier est assez obsédé par cette histoire d'identité. Mais il ne s'agit pas de s'y enfermer. «On n'en sort pas», comme disait Mohamed Khadda. J'essaie donc d'en parler sans m'y perdre. A travers mon imagination et ma créativité, je pose des questions qui me semblent pertinentes. C'est en posant des questions qu'on arrivera petit à petit à la source profonde de notre identité.