En 1914, la Première Guerre mondiale débutait et Charlot naissait à l'écran. En dépit de la conjoncture — ou peut-être contre elle, car le besoin de rire n'est jamais aussi fort que dans la gravité — le personnage connut, de manière fulgurante, un succès international. Le pauvre hère aux cheveux noirs frisés, à la moustache en trapèze, au pantalon bouffant, aux chaussures de clown (du 45), à la canne en bambou, devint le premier «héros» planétaire, portant de manière muette mais terriblement efficace la voix de tous les misérables du monde. Cette année marque la célébration du centième anniversaire du personnage vagabond (ou immigrant), à la fois naïf et rusé, romantique et rebelle, sage et téméraire, triste et exubérant. Il condensait des siècles de traditions narratives, mixant les innombrables personnages du genre produits par l'humanité, depuis le Djeha arabe à l'Afanti chinois en passant par le Goupil européen. Charlot incarne encore la résistance des petites gens contre l'égoïsme des riches, le mépris des autorités, l'hypocrisie des bien-pensants, la méchanceté des imbéciles, l'imbécillité des méchants et l'adversité du quotidien. Vaste programme que la magie du cinéma permettait de déployer sur toutes les latitudes et à travers toutes les différences ! Cocteau disait : «Charlot, c'est le rire espéranto». Après lui, aucun personnage n'a pu connaître pareille unanimité, prouvant encore que les nouvelles technologies de communication relèvent plus de la capacité de diffusion que des vertus de l'échange. Dans ses tiroirs secrets, la mémoire d'Alger a conservé le souvenir de sa venue, le 15 avril 1931, à bord du Lamoricière. Bien sûr, c'était Charlie Chaplin qui se présentait là, la veille de ses 42 ans, mais son personnage le précédait. Il venait inaugurer l'hôtel Aletti construit lors du centenaire de la colonisation en 1930. La ville fut envahie par la foule. Toutes les forces de police furent mobilisées ainsi que plusieurs brigades de gendarmerie à cheval et à pied. A la surprise générale, dans cette fête que l'on voyait européenne, la population de la Casbah s'invita. L'Echo d'Alger, positivant l'intrusion, parla d'une rencontre «réunissant toutes les classes de la société où nos charmantes midinettes, accourues en grand nombre, et nos turbulents yaouleds en rangs serrés, se montrèrent les plus empressés». On avait prévu un gala en l'honneur du grand artiste au Casino Municipal avec «d'authentiques Ouled Naïl». C'était ce qu'on voulait lui montrer du peuple algérien. Mais les petits portefaix et cireurs sur les quais, des ouvriers et des femmes en haïk lui apportèrent une autre image de ferveur et de misère, celle qu'il avait vécue lui-même dans sa terrible enfance londonienne. Ainsi, sans que Chaplin ne le veuille peut-être, Charlot brisa pour un jour, mais magistralement, la ségrégation coloniale qui compartimentait les quartiers et les activités. Chapeau !