Une dernière ligne rouge a été dépassée, dimanche soir, entre les belligérants de la scène politique libyenne, avec l'envahissement du Congrès national général (CNG) par les manifestants, ce qui laisse prévoir le pire. Chacune des parties en place essaie de défendre sa version des faits par télévisions et médias interposés. La Libye est, plus que jamais, au bord de la guerre civile. Avec l'assaut donné avant-hier par les manifestants au CNG, c'est le dernier bastion de la pseudo-légalité qui a chuté.La société civile et politique libyenne ne parvient semble-t-il pas à digérer le prolongement, de fait, accordé par les membres dudit Congrès à leur législature. Déjà quelques mois avant la date fatidique du 7 février 2014, la tension ne cessait de monter dans tous les coins de la Libye contre le prolongement au CNG. Pour preuve, l'échec des élections du «conseil des 60» pour la rédaction de la Constitution, «une manière détournée d'obtenir une nouvelle légalité des urnes», observe l'universitaire Fatma Ghandour. En effet, ce fut un fiasco : moins de 15% des électeurs potentiels ont pris part à ce scrutin, organisé le 20 février dernier. C'est ce qui a, semble-t-il, encouragé le clan anti-CNG à avancer dans son agenda de liquidation de cette institution qui prétend disposer de la légalité en Libye. Dimanche soir, après que l'incendie ait ravagé le Rixos, siège du CNG, c'est sur les plateaux télévisés et les réseaux sociaux que les membres du Congrès ont continué leurs débats. «Faute de débats constructifs, la guerre de paroles est certes moins nocive que celle des bataillons. Mais attention, il ne faut pas aller de l'avant dans la montée des tensions», avertit le docteur Ahmed Drid, doyen de la faculté de droit de Ghariane, qui appelle à l'établissement d'un «véritable Dialogue national pour sortir de la crise». Entre-temps, le CNG a transféré sa réunion d'hier dans un autre hôtel à Tripoli, sous la protection des troupes du Conseil militaire de Tripoli, appelées à la rescousse. Toutes les issues sont ouvertes devant le CNG, y compris la suspension de ses travaux. Plateaux télévisés chauffés Dans une intervention sur la chaîne Nabaa, proche des islamistes, le président du CNG, Nouri Bousahmine, accuse les manifestants d'être des «alcooliques» et des «drogués», rappelant étrangement les propos d'El Gueddafi à la veille de sa chute. Bousahmine accuse ces contestataires d'être les «vestiges du régime déchu». Par ailleurs, en sa qualité de commandant en chef des forces libyennes, il a signé une ordonnance d'urgence, demandant au président du Conseil militaire de Tripoli, Abdelhakim Belhaj, de défendre les institutions de l'Etat. Dans la même émission est intervenu, par téléphone, Abdelmonaâm Essid, commandant du service anticriminel, celui-là même qui a organisé l'arrestation de Ali Zeidane il y a quelques mois. Essid a déclaré que «quelques manifestants arrêtés ont reconnu avoir reçu les armes du bataillon Kaâkaâ».De telles déclarations entrent dans le cadre de la lutte de clans entre l'aile Misrata et l'aile Zentane au sein du pouvoir en Libye, dans la mesure que le bataillon Kaâkaâ est connu pour être la nouvelle appellation «officielle» des Thouar de Zentane, alors que les Drouô (boucliers) émanent plutôt des milices de Misrata. Les milices de Zentane et Misrata ont été derrière la chute d'El Gueddafi et leurs milices ont constitué l'ossature militaire du nouveau pouvoir. Mais, aujourd'hui, les compagnons d'armes ne défendent plus le même projet de société. Les milices de Zentane soutiennent l'alliance des forces nationales de Mahmoud Jibril, alors que celles de Misrata soutiennent les Frères musulmans.C'est dans cet ordre d'idées que les chefs rebelles se sont, eux aussi, divisés selon leurs allégeances. Ainsi, Ghnioua Kekli, Hachem Bichr, Abderraouf Kara et Haythem Tajouri ont exprimé leur soutien à la légalité du CNG, donc aux Frères musulmans qui s'accrochent à Nouri Bousahmine. Par contre, le bataillon Kaâkaâ et le bataillon 32 ont opté pour le soutien des protestataires. Les bataillons Kaâkaâ et 32 constituent le noyau de l'armée libyenne. Sur le terrain civil, ce sont les anti-CNG qui mènent le bal. Des manifestants ont envahi, avant-hier soir, la place des Martyrs et celle d'Al Jazaêr, ainsi que les cités Tajoura et Hay El Andalous à Tripoli pour appeler à la chute du CNG. Par ailleurs, sur les plateaux des chaînes El Assima et Al Ahrar, il n'y a que les échos des condamnations du CNG et «des agressions armées des manifestants par les milices pro-islamistes de Ghnioua Kekli», qui auraient tué trois manifestants. Les intervenants proches du parti de Mahmoud Jibril, l'Alliance des forces nationales, sont pour la fin de légalité du CNG, la transition du pouvoir à la Cour suprême et un gouvernement de crise qui organisera des législatives dans les plus proches délais. Démission de Abbar En parallèle de ce chaos au sommet de l'Etat et pour fermer la boucle, le président de l'Instance supérieure indépendante des élections (ISIE), Nouri Abbar, a présenté sa démission avec deux de ses adjoints. En guise de justification, Abbar a fait prévaloir «l'alternance dans la responsabilité». Mais, selon les observateurs, «il y a anguille sous roche», la phase actuelle traversée par la Libye ne représente sûrement pas le moment adéquat pour envisager l'alternance. Pour le politologue et ex-membre du Congrès national intérimaire, Mansour Younes, «Abbar est mécontent de l'échec des ministères de l'Intérieur et de la Défense dans la protection du scrutin lors des dernières élections du 20 février 2014, ce qui avait empêché la tenue d'élections dans plus de 300 bureaux de vote, ce qui aurait engendré une faiblesse de la mobilisation (près d'un million d'inscrits sur 3 millions de concernés), ainsi qu'une participation réduite (près de 400 000 votes exprimés), soit moins de 15% des concernés !» Par ailleurs, ajoute-il, «avec la prise d'assaut du CNG, Abbar a voulu laisser entendre avec sa démission qu'il n'y aurait pratiquement plus de vis-à-vis légal en Libye auprès duquel le président de l'ISIE peut contester et réclamer des comptes». En un mot, conclut l'universitaire, «Abbar ne veut pas instruire un faux témoignage en cette phase délicate de l'histoire de la Libye». La lecture du tableau libyen noircit davantage lorsqu'on sait qu'en Cyrénaïque, à l'est, la vague d'assassinats a repris avec intensité ces derniers jours. Février a été le mois le plus sanglant depuis la chute d'El Gueddafi avec 37 victimes à Benghazi et 12 à Derna. Et il ne s'agit pas uniquement de membres des forces de l'ordre : 13 citoyens ont été abattus de sang-froid, alors que sept coptes égyptiens ont payé les frais de cette recrudescence de violence en l'absence de l'Etat. Toujours à l'Est, les ports pétroliers de Brigua et Ras Lanouf sont encore à l'arrêt. Seule la station de désalinisation des eaux continue à fonctionner, vu son utilité vitale pour la population. A Syrte, un peu plus loin vers l'ouest, il n'y a pas que la violence armée, les sympathisants d'Ansar Chariaâ, majoritaires au centre islamique de la ville, veulent imposer le port du voile à toutes les étudiantes de l'université. Ils ont envoyé au rectorat une circulaire dans ce sens, indiquant la date du 2 mars pour l'entrée en application. Mais le rectorat n'a pas pris le relais de cette décision. Autre bataille en perspective en Libye. Il est clair que la Libye s'est installée dans le chaos. Y aura-t-il suffisamment de gens raisonnables pour éviter la guerre civile ?