Alors que le bras de fer entre Moscou et Washington concernant l'Ukraine constitue la pire crise diplomatique entre Russes et Occidentaux depuis la chute de l'URSS en 1991, les habitants de la péninsule ukrainienne de Crimée se sont rendus hier massivement aux urnes. Le 1,5 million d'électeurs de cette République autonome était invité à choisir entre l'intégration à la Russie et une autonomie élargie au sein de l'Ukraine. Dans cette péninsule majoritairement peuplée de Russes, rattachée il y a soixante ans sur décision de Nikita Khrouchtchev à une Ukraine qui a toujours semblé lointaine à de nombreux habitants, une large majorité s'est, sans surprise, prononcée en faveur d'une union formelle avec la Fédération de Russie. Les premiers résultats préliminaires du scrutin dénoncé par les Occidentaux devaient être annoncés après la clôture des bureaux de vote à 20h (18h GMT). Mais à Sébastopol, des drapeaux russes étaient déjà distribués dans les rues. «C'est un moment historique, tout le monde sera heureux», a lancé à la presse le Premier ministre pro-russe de la Crimée, Serguiï Axionov, après avoir voté à Simféropol. «C'est une nouvelle ère qui commence», a-t-il affirmé. Le référendum, dénoncé tant à Kiev qu'en Occident, s'est déroulé en présence de troupes russes qui contrôlent la région depuis deux semaines aux côtés de milices séparatistes. Et à Sébastopol, ville historique qui accueille la flotte russe de la mer Noire depuis plus de 200 ans, les électeurs avaient afflué massivement aux urnes dès le petit matin. La colère des Tatars A Bakhtchissaraï, fief de la communauté musulmane tatare de la Crimée, dont les leaders ont appelé à boycotter la consultation, les Tatars étaient par contre invisibles dans la rue. Seuls les Ukrainiens d'origine russe votaient avec enthousiasme, ravis de se débarrasser bientôt de leur passeport ukrainien et espérant vivre mieux après les subventions de Moscou. Et à l'occasion, le président du Majlis, l'assemblée des Tatars de Crimée, Refat Tchoubarov, a réitéré son appel au boycottage qualifiant le référendum de «spectacle de cirque» et invitant tant les Tatars que «leurs voisins» à ne pas y participer. Samedi, les Tatars avaient déjà adressé une résolution au Parlement ukrainien, déclarant qu'en tant que seul peuple autochtone de la péninsule ils avaient le droit à l'autodétermination, qu'ils veulent «exercer à l'intérieur des frontières d'un Etat ukrainien indépendant et souverain». Les autorités sécessionnistes sont, rappelle-t-on, arrivées au pouvoir à Simféropol après la destitution à Kiev, le 22 février, du président pro-russe Viktor Ianoukovitch et à la faveur d'un coup de force monté par des civils pro-russes en armes et des milliers de soldats russes. Venus de la base maritime de Sébastopol, à la pointe sud de la péninsule puis entrés en Crimée en colonnes blindées depuis le territoire russe, ils assiègent dans les bases militaires et les lieux stratégiques de la péninsule les soldats ukrainiens restés fidèles aux autorités de Kiev. Effet boule de neige à l'Est Maintenant, tout laisse à penser que le «cas Criméen» fera boule de neige sur les autres régions ukrainiennes pro-russes. Des manifestations pro-russes ont d'ailleurs rassemblé hier, dans l'est du pays, des milliers de partisans d'un rapprochement avec Moscou à Donetsk, Kharkiv et Lougansk. A Kharkiv, bravant une interdiction de la justice, quelque 2000 manifestants pro-russes ont réclamé une plus grande autonomie pour leur région, tout en déployant un énorme drapeau russe. Affichant leur nostalgie de l'ère soviétique, quand l'Ukraine et la Russie faisaient partie du même pays, ils ont accroché sur la statue de Lénine une banderole déclarant «Notre patrie = URSS». Un rassemblement similaire d'un millier de personnes se tenait à la mi-journée à Donetsk. Les organisateurs ont lu une résolution de soutien aux autorités pro-russes de la Crimée. Face à l'évolution de la situation, le vice-Premier ministre ukrainien, Vitali Iarema, a dit craindre une invasion de l'Ukraine continentale en affirmant que des lance-roquettes multiples Grad avaient été installés en Crimée près de la frontière avec la région de Kherson dans le sud de l'Ukraine. A Kiev, l'homme de la rue - ou plutôt du maïdan - craint aussi la guerre. Comme beaucoup de ses homologues occidentaux, le chef de la diplomatie allemande, Frank-Walter Steinmeier, s'est empressé de dénoncer une situation «extrêmement dangereuse», et promis une «réponse» lundi (aujourd'hui, Ndlr) de la part de l'Union européenne si la Russie ne renonçait pas à ses projets à la dernière minute. Ces menaces ne semblent toutefois avoir aucun effet sur Moscou. Preuve étant, le président Vladimir Poutine a déclaré hier à la chancelière allemande Angela Merkel, lors d'un entretien téléphonique, que la Russie respecterait le résultat du référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie. «Vladimir Poutine a fait remarquer que la volonté de la population de la péninsule s'exprimait dans le respect total des normes du droit international et notamment de l'article 1er de la Charte de l'ONU, qui affirme le principe de l'égalité et du droit à l'autodétermination des peuples», a indiqué un communiqué du Kremlin. En décodé, cela veut dire que Vladimir Poutine ne fera pas marche arrière dans son projet de reprendre possession du cadeau offert par Nikita Khrouchtchev aux Ukrainiens un certain 19 février 1954. L'option du recul n'existe pas dans ses plans, surtout maintenant qu'il sait que les Criméens sont majoritairement de son côté.