Sa conception du chaâbi, de l'actualité et des perspectives... de ce genre musical… -Dans le chaâbi, on oppose souvent la fidélité aux maîtres à l'innovation. Quelle est votre position ? Moi, je reste fidèle à la démarche du créateur du genre et je m'inscris dans sa continuité en matière d'innovation. Bien sûr, les textes doivent être restaurés et j'en fais grand cas. Transmis oralement, ou mal transcrits, on retrouve des passages totalement opposés à la philosophie du texte. Cela vient d'une maîtrise insuffisante de la langue arabe et d'une carence en dialectes maghrébins (les «langues maternelles», selon l'expression d'El Anka). Le premier à innover était El Anka qui n'a pas continué à chanter comme Nador. Il a innové en matière d'instrumentation et d'interprétation. Ceux qui pensent qu'il a singé ses maîtres se trompent et trompent l'auditoire. Que ce soit pour les rythmes ou pour les structures musicales, on retrouve chez lui un entrelacement de toutes les musiques du monde. Dans ses enregistrements des années 70', on trouve déjà des harmonies et des accords. El Anka s'est abreuvé de gasba, de ghaïta, de fhel mais aussi de jazz, de musique orientale, de tout ce qui s'écoutait en son temps. La question est : qui peut délimiter les frontières de l'innovation en matière de chaâbi ? Personnellement, je peux m'inspirer sans problème de musique classique. Pour l'istikhbar de Hiziya, par exemple, je suis parti de la Lettre à Elise de Beethoven. Où est le problème ? Les puristes du chaâbi peuvent en penser ce qu'ils veulent. Ils représentent une minorité qui ne veut rien entendre de nouveau. Pour paraphraser Amine Zaoui, «On ne peut pas prendre deux douches avec la même eau». Moi je chante pour tous les Algériens, les Maghrébins et, pourquoi pas, les Arabes. -Le chaâbi a-t-il vocation à s'enfermer à Alger ? El Anka a fait le tour de l'Algérie et il a chanté un peu partout dans le monde. Pourquoi l'enfermer à Alger ? De plus, aujourd'hui, l'institutionnalisation du chaâbi lui donne un caractère national. Le chaâbi ne peut plus être assimilé à une image d'Alger, qui n'existe plus d'ailleurs. Un Algérien de n'importe quelle wilaya peut se porter candidat au festival chaâbi. C'est un grand acquis. Cela a pris du temps mais ça me conforte dans ma démarche. Ceux qui pensent qu'El Anka a imposé son style facilement se trompent lourdement. Les gens de l'andalou le surnommaient El herrasse (Le transgresseur de règles). Sa réponse était la suivante : «Que celui dont le père est Zyriab m'intente un procès !». Il faut rappeler à ce propos qu'El Anka nageait dans deux eaux. C'était un artiste populaire qui se confondait dans la foule mais il faisait partie du cercle des poètes. Il avait des accointances avec les Issiakhem, Kateb Yacine, Jean Sénac… Il ne voulait pas rester en marge de la marche culturelle du pays. -N'y a-t-il pas erreur à considérer le chaâbi comme patrimoine culturel ? Grossière erreur ! Cet art populaire lyrique ne peut pas être contenu dans le temps. Vous avez des textes du XVIe siècle qu'on dirait écrits ce matin. Cet art est arrivé à son apogée. Seuls les moyens ont changé. J'ai commencé avec les bandes magnétiques et aujourd'hui j'ai accès à toutes les musiques d'un simple clic de souris. J'en veux à ceux de ma génération qui n'ont pas fait l'effort de se mettre à niveau. Nous avons tous eu les mêmes chances au départ. Moi, j'ai choisi de faire des études, d'être un «fils à maman». D'autres ont voulu faire les durs, grand bien leur fasse. Mais aujourd'hui je sais cliquer et je vois que dans le monde le chaâbi est considéré comme un art lyrique majeur. -Comment sortir du problème de l'accès aux textes rares, du fameux «mefqoud»? Mefqoud veut dire disparu. Disparu comme l'Atlantide. Au bout d'un moment, il faut comprendre que c'est un mythe. Untel dit qu'il a une qacida mefqouda, une rareté. Après de longues démarches, on se rend compte que soit il n'a rien, soit il a un texte complètement altéré. Les textes sont accessibles, il faut savoir les trouver. Au Maroc, bien qu'il n'y ait pas une grande adhésion de la jeunesse au melhoun, vous avez une chaire de melhoun à l'Université de Rabat qui authentifie et restaure les textes. Chez nous, sur un classique de Ben Khelouf, vous prenez cinq interprètes et vous découvrez cinq textes différents. Ce n'est pas normal ! On devrait estampiller les textes et les protéger à l'ONDA. Nous sommes encore au stade de la simple collecte. Quelle est l'utilité d'un recueil de textes anciens sans notes explicatives ? On doit restaurer les textes comme on restaure La Casbah, avec les matériaux qui lui sont propres. C'est le rôle de l'université. -Comment jugez-vous la nouvelle génération de chanteurs apparue dans le festival chaâbi ? Je n'ai pas de jugement à donner mais je ne suis pas satisfait de la démarche. On oublie que le chaâbi ce n'est pas seulement une voix et un mandole, mais aussi des musiciens. Un jeune de Annaba est auditionné avec ses musiciens et il est retenu pour le concours. Au final, on le met devant un orchestre-pilote qu'on lui impose et qui, souvent, n'arrive pas à le suivre. Il devrait jouer avec son orchestre. Ainsi, on gagnera des chanteurs mais aussi des musiciens. En réunissant les meilleurs musiciens, on pourra avoir un véritable orchestre national constitué des meilleurs éléments. Nous touchons là un problème plus profond. Nous n'avons pas la culture du musicien. Sur les pochettes de disque, par exemple, on ne retrouve pas les noms des musiciens, comme cela se fait partout. En Algérie, je suis le premier à avoir mis le nom des musiciens sur mes albums malgré les réticences des éditeurs. Il y a une autre erreur dans ces auditions. Quand le candidat se présente, on lui demande : tu chantes comme quel chanteur ? Implicitement, le jeune comprend qu'il doit chanter comme El Anka, Guerrouabi ou Ammar Ezzahi. C'est une brimade ! -Vous avez fait partie de l'aventure artistique de ce qu'on a appelé «néo-chaâbi». Qu'en reste-t-il ? Quand j'ai sorti Ya dra, on a parlé de new chaâbi. En 1986, j'avais joué un texte de Sidi Lakhdar Ben Khelouf dans un arrangement moderne. C'était dans une émission de Bendaâmache qui a parlé à cette occasion de chaâbi new look. Après, on a parlé de néo-chaâbi... Sur le fond, il faut s'entendre sur le sens à donner à ce genre. Moderniser le chaâbi, ce n'est pas simplement introduire un clavier, une basse ou une batterie. Tout est dans l'arrangement. Si on n'exploite pas les possibilités des nouveaux instruments, cela reste très insuffisant. Avec de nouveaux arrangements, on peut insuffler de la fraîcheur dans le chaâbi, renouveler l'habillage tout en restant fidèle à la mélodie. -Dans votre coffret Nectar men wast eddar, on retrouve des textes anciens avec un habillage nouveau… Pour ce coffret de cinq disques, je me suis imposé un cahier des charges. Dans un des disques, on retrouve des chansons que j'ai déjà éditées avec une distribution nouvelle. Pour le reste, il s'agit de textes de poètes algériens et de musiques du domaine public que j'ai un peu adaptés à ma manière. Pour l'album précédent (Ya chari dala), je m'étais amusé. J'avais même utilisé des cuivres à la Glenn Miller et cela a plu. Bien sûr, je continue à jouer les standards du chaâbi mais ne me demandez pas de les chanter comme Guerrouabi ou El Anka. Je n'ai pas l'intelligence de pouvoir imiter mes maîtres. Sous d'autres cieux, les imitateurs de tableaux se terrent, car la loi les punit et qu'il y a des spécialistes pour les débusquer. -Bien que votre musique s'inscrive dans la modernité, vous refusez l'étiquette de chanteur de variétés… Je fais du chaâbi, car mes textes sont dits dans nos langues maternelles. Le langage de mes chansons peut paraître contemporain mais il est ancien. Les mots que j'utilise viennent du parler des années 70'. Je reste proche du verbe de Mahboub Bati. D'autre part, je parle de sujets qui me touchent et touchent la société. Quand je vois des jeunes qui écrivent de longues qacidate à la manière classique avec des sujets métaphysiques, je crains pour eux. Quoi qu'il en soit, il y a un bouillonnement artistique dont il sortira de bonnes choses. Désormais, avec l'avènement du statut de l'artiste, on jugera un chanteur sur le nombre de ses créations non sur le nombre d'albums.