Dans le cadre d'« Alger 2007, capitale de la culture arabe », trois coffrets comportant chacun dix CD ont été édités. Ainsi, les fans des cheikhs El Anka, Dahmane Ben Achour et El Hachemi Guerrouabi pourront apprécier des enregistrements inédits de ces maîtres. Concernant El Anka, l'Etat reconnaît, enfin, l'art de l'un des génies de la musique et cela un siècle après sa naissance. Il demeure, sans doute, l'artiste le plus populaire d'Algérie, tous temps et arts confondus. Aujourd'hui, il est même difficile d'imaginer l'Algérie sans sa musique, lui qui, avec une rigueur légendaire, œuvrait à l'identité algérienne. Il a cherché les textes d'abord. Ceux de l'âme de cette terre et des poètes nés à différentes époques. Ensuite, il créé le genre musical permettant au mieux de valoriser ces textes, très difficiles à chanter, par ailleurs. Ces textes représentaient et représentent toujours des remparts indestructibles contre les différentes agressions vécues par une société fragilisée telle que la nôtre. Sensible aux origines différentes du patrimoine, El Anka chantait en kabyle, en arabe dialectal, en arabe classique et utilisait des instruments, dont le mandole créé par lui, d'origines très différentes justement. El Khazna Esseghira (la petite cachette), ou Echahda (la ruche) comme l'appellent les Marocains, un texte de Sidi Lakhdar Benkhlouf, poète mystique du XVe siècle du Dahra, diffusé dernièrement à la radio chaîne III, pour informer de la sortie du coffret, serait aujourd'hui méconnu, sinon disparu de la mémoire collective, sans la brillantissime interprétation d'El Anka. Mais, comment se fait-il qu'El Anka, chanteur populaire à juste titre, soit demeuré longtemps inédit ? A vrai dire, l'art d'El Anka n'était pas « éditable », car il s'agissait d'une musique populaire dans son essence même, faite pour être interprétée sur les lieux de vie et dans des circonstances précises. Or, à l'époque, la tendance du commerce musical n'était pas axée sur les albums live. Comme le théâtre, le chaâbi ne s'émancipe qu'en compagnie du public. Aussi, les innombrables 33 tours enregistrés par El Anka ne reflètent pas son art et il tenait à les faire graver à titre informatif seulement, car privés de l'ambiance et du terreau propre au chaâbi. Certains disques, cependant, sont des chefs-d'œuvre de studio, comme Errebîea (La printanière) où la communion entre le pianiste Skandrani et El Anka était parfaite. Les disciples du maître ont continué à rentrer en studio dans le même esprit, uniquement pour informer le public de leur travail. Rachid Nouni, à titre d'exemple, n'a décidé d'enregistrer que parce qu'il était gêné par les demandes inlassables de ses admirateurs. Il était ainsi parti à Oran pendant une journée caniculaire pour enregistrer cinq cassettes le même jour chez Disco Maghreb. Uniquement pour éviter les « harcèlements ». L'art d'El Anka, et le chaâbi en général, se pratiquait dans des espaces et à des moments particuliers, notamment lors de fêtes familiales : mariages, circoncisions... Comme diraient les amateurs du genre, c'est souvent à la dernière cuillère de couscous parfumé à la fête que le maître présente musicalement son orchestre accompagnateur avant de commencer à dire la poésie. Cela s'appelle la touchia et elle commence, généralement, aux alentours de minuit. La fête finit avec l'interprétation d'un khlass ou final, juste avant la prière de l'aube. Le chaâbi est une musique de nuit. La nuit, on ne travaille pas. On ne prie pas. On aime seulement. La nuit, tout le monde devient poète. El ferh fi dar l'ahbab, halfou âliya n'djihoum. Ya sidi n'djihoum, l'ahbab âamlou louila. (Il y a fête en la maison des amis ; ils m'ont prié de venir. Eh ! Monsieur, je viens, les amis font une petite nuit). Donc, ce ne sont pas des galas à tapage médiatique mais des gens anonymes qui, en plus du dîner, offrent à leurs invités de la poésie. Offrande d'une finesse absolue. Ce sont aussi des anonymes qui assurent l'enregistrement de la fête afin de garder la trace du passage du génie. Dans les temps de pénurie, on réussissait à se débrouiller des magnétophones à bandes, des postes-cassettes, des micros, des cassettes vierges de couleur orange de 60 et de 90 minutes qu'on bricolait avec des filtres de tabac afin d'assurer au maximum la bonne qualité sonore. Dès le lendemain, c'était encore des gens anonymes qui assuraient l'archivage, la conservation, la diffusion et la multiplication éternelles des enregistrements. Il est inutile de dire que ce système de propagation de la poésie fonctionne mieux que toutes les administrations culturelles existantes, de 1962 à ce jour. La preuve, toutes les catégories sociales de ce pays ont eu accès à de la poésie pure sans intermédiaire institutionnel ou commercial. Dernièrement, un vendeur de légumes sur le marché d'un petit bourg du pays m'a récité de mémoire Ma yechalli fi youm El harb ghir li kan mâlem. Au même moment, le grand guitariste de jazz vietnamien Nguyen Lê a réalisé une reprise jazz de El Hobou kad malaka fouâdi que les gens de châabi appellent El Hidjria. François Maspero avait mis en exergue une citation d'El Anka pour son dernier roman, le vol de la mésange. Les exemples sont nombreux sur le regain et l'influence de l'énigme El Anka sur tous les arts. Ce n'est pas un hasard que la bande originale des deux plus beaux films, selon nous, produits par l'Algérie, Une si jeune paix de Charby et Tahya Ya Didou de Zinet soit signée par El Anka. Et là, est tout son génie. Ce qu'avait compris Kateb Yacine, à savoir populariser la poésie, quand il eût le courage de quitter les prestigieuses maisons d'édition de Paris pour venir jouer du théâtre chez les ouvriers, El Anka le savait ; sinon le respirait naturellement. Au fait, le coffret annoncé est introuvable. On le vend où ? De toute manière, les gens à qui il est destiné, le possèdent, déjà, puisqu'ils en sont la source. Comme l'a si bien défini Sadek Aïssat dans son roman la cité du précipice, que Hadj El Anka continue à être Radio El Djazaïr ! A juste titre.