Considérée parmi les dossiers les plus sensibles que les relations internationales contemporaines ont eu sur la table des négociations, la gouvernance internationale du réseau Internet connaît, ces derniers jours, une nouvelle phase surprenante et en même temps difficilement lisible, en raison du timing et des modalités de l'annonce ainsi que du contenu de l'offre formulée. Le 14 mars dernier, la National technology and information administration (NTIA), un service administratif du département du Commerce américain, informait, par communiqué, de la décision de lever la tutelle sur la gestion des noms de domaine exercée par l'ICANN (International corporation for assigned names and numbers). Mise en place en 1998 par le gouvernement américain, l'ICANN a toujours fonctionné sous contrat avec le département du Commerce américain, ce qui d'ailleurs a toujours constitué un motif de contestation de la mainmise américaine sur la gestion de cette ressource-clé de l'Internet, non seulement par des pays hostiles à l'unilatéralisme américain pour imposer leur souveraineté nationale, et partant leur contrôle sur le réseau Internet, mais également de pays européens plus soucieux de l'avènement d'un Internet pluriel et libre. Le trait commun aux analyses faites de ce geste surprise est que le poids de l'affaire des écoutes de la National security agency (NSA) et des révélations qui ont suivi est plus qu'apparent dans ce qui s'assimile à une démarche des Etats-Unis en vue de se soustraire à un vent de réprobation qui fédère y compris des pays qui leur sont acquis, à l'image du Brésil, du Mexique, de la France et de l'Allemagne, dont des responsables politiques, au plus sommet de l'Etat, ont été mis sous écoute dans le cadre du PRISM, ce programme des renseignements américains. Hormis cela, beaucoup d'interrogations sur la décision de ce bureau administratif, la NTIA, qui a pour mission la gestion des modifications de la base de données des noms de domaines dits de premier niveau, tels les «.com», «.org » et «.net». Ce travail s'effectue avec l'ICANN, une association à but non lucratif, de droit privé américain, basée en Californie, qui gère le système de nommage grâce auquel s'établit la correspondance entre les noms de domaine (.com, .org, etc.) et les adresses IP des serveurs hébergeant des sites Internet. Si en apparence la tâche peut paraître anodine, technique elle relève, en réalité, de la plus haute sensibilité politique, tant sa dimension géopolitique a toujours été avérée et fait l'objet d'âpres luttes diplomatiques sur la scène internationale. Ces confrontations ont conduit à l'annihilation des effets du Sommet mondial sur la société de l'information, en 2003, à Genève, puis en 2005 à Tunis, et fait évaporer tout espoir de consensus sur la question de la gouvernance de l'Internet à la Conférence mondiale des télécommunications de l'UIT, en décembre 2012, à Dubaï. Beaucoup font le lien entre le moment choisi pour cette annonce et la tenue prochaine d'un sommet mondial, le NetMundial, prévu pour les 23 et 24 avril à l'initiative du Brésil, dont la présidente, Dilma Roussef, est toujours sous la colère en raison des écoutes imposées par la NSA à ses téléphones portables. Ce forum vise notamment «l'établissement d'une feuille de route pour l'évolution future de l'écosystème de la gouvernance de l'Internet». L'annonce serait alors une façon de se soustraire à une quelconque pression diplomatique internationale, et en même temps de toujours garder la main sur le déroulement de la «feuille de route», et de l'avis de beaucoup d'observateurs, gagner du temps, tant la formulation du communiqué laisse place à beaucoup de zones d'ombre. En effet, il ne donne pas d'indication sur le cadre institutionnel et juridique auquel sont invités des acteurs, ces fameux «stakeholders», dont d'ailleurs la composante n'est pas précisée, et notamment la place à réserver à la société civile. D'autre part, la racine Internet repose sur deux fonctions principales managées par l'ICANN, celle de l'enregistrement assumée par l'Internet assigned numbers authority (IANA), dont sera apparemment délestée l'administration du Commerce américaine. Mais le communiqué passe complètemment sous silence une seconde fonction, œuvre d'une société privée américaine, Verisign, celle de la publication aussi essentielle que la première, car elle permet la diffusion et donc la reconnaissance des adresses validées par tous les serveurs du monde. Au final, le poids des enjeux politiques, géostratégiques et économiques motivant la présence américaine sur Internet est tel que peu d'analystes croient sérieusement à un véritable désengagement, même si ce récent épisode de «l'ouverture» semble indiquer une volonté américaine de s'asseoir autour d'une table, à condition de ne pas tout négocier et surtout pas avec n'importe qui.