Un monde où personne ne peut se coucher à travers un spectacle mature... Ahmed Belaalem revisite Samuel Beckett à sa manière. Il a repris le texte Fin de partie (Endgame) du dramaturge irlandais pour monter la pièce Al Nihaya (La fin), présentée mardi soir au 8e Festival culturel du théâtre de Sidi Bel Abbès par la troupe Djilali Benabdelhalim de Mostaganem. A l'absurdité du texte, le metteur en scène a ajouté la mélancolie. La scène est, dès le début du spectacle, plongée dans le gris relevé par le bleu pâle. Grisaille dans un monde à la dérive. «Ce n'est pas noir, c'est gris. Le monde est gris et nous sommes grillés en même temps. Nous sommes gris par l'hypocrisie, la médisance, le mensonge. Le gris évoque le cataclysme prévu par Beckett dans sa pièce», relève le metteur en scène. Hamm (Sarah Bourga) est une aveugle handicapée moteur (dans le texte originel, Hamm est un homme) qui malmène son domestique, Clov (Fethi Draoui), qui marche difficilement. Clov ne peut pas s'asseoir. Il souffre en permanence. Il doit subir les jérémiades et les ordres incessants de la tyrannique Hamm, lunettes noires cachant les yeux et cloche à la main : «Ramène mes médicaments !», «Où est le chien ?», «Donne-moi ma canne !», «Ouvre la fenêtre», «Ramène la couverture», «Comment est la mer aujourd'hui ?», etc. «Tu fais ce que je te dis, sinon je te priverai de nourriture ! Je ne te donnerai qu'un demi pain». «Tu n'aurais pas voulu voir par hasard mes yeux au moment où je dormais ?», interroge-t-elle encore. Selon Ahmed Belaalem : «Hamm frappe Clov à la manière d'un marteau sur un clou. Malgré cela, il y a un peu d'amour entre eux. J'ai choisi de faire du personnage de Hamm une femme. Car, il est connu que la femme a plus de tendresse. Mais, dans la pièce, Hamm n'a pas de cœur, elle est pire que l'homme. Elle fait souffrir son serviteur. Une souffrance sentie par la comédienne lors des répétitions». Clov obéit, fait des va-et-vient entre le lieu où se trouve Hamm et la cuisine, espère partir un jour, reprendre la vie. Le regard de Clov semble porté vers l'extérieur, celui de Hamm vers l'intérieur. Le lieu de l'action ? Un bunker, un refuge, aux murailles sans âme, à la lumière absente et où les couleurs n'ont plus d'existence. «Je regarde dehors. Je ne vois rien», lance Clov après avoir ouvert une petite fenêtre. C'est la fin du monde ! Hamm, Clov sont les derniers survivants. Idem pour Nell et Nagg (Imène Belaalem et Abdelhaq Nasrallah), parents culs-de-jatte de Hamm, réduits au statut de morts-vivants comme des témoins d'un temps évanescent. Ils ressortent de boîtes ressemblant à des cercueils pour demander à manger. Dans le texte original, les deux parents émergent de sacs poubelles. Manière à Beckett de tordre le cou à l'embrigadement social, à l'ordre étouffant. Le metteur en scène préfère parler de caisse plutôt que de cercueil : «Chez nous, quand quelqu'un meurt, on dit : ils l'ont ramené dans une caisse, sandoug. Sandoug signifie : tu es mort ! Dans notre société, les enfants ne respectent presque plus leurs père et mère. C'est cela l'atrocité.» Hamm se déplace comme sur des cases ordonnées. Le roi n'a-t-il pas toujours le dernier mot dans une partie de jeux d'échecs ? (Beckett était un passionné de ce jeu). On peut donc supposer l'existence d'une part de logique dans le théâtre absurde que le dramaturge et poète irlandais incarne ! Hamm sent l'effondrement qui l'entoure, craint sa propre destruction, parle avec Clov du passage d'un train ou, du moins, de ce qu'on peut croire... «Quelque chose suit son cours», dit Clov. Mais quoi au juste ? La fin de la vie ? La disparition des humains ? L'explosion de l'univers ? Hamm craint le départ de Clov. «Je t'ai causé beaucoup de souffrances», lui avoue-t-elle. Après un silence, elle reprend sur un ton autoritaire : «Je te demande pardon». Trop tard ! La chose «qui suit son cours» n'est pas loin, avance sans arrêt vers «the final destination». «J'ai pleuré pour avoir une bicyclette, tu ne m'as jamais entendu», se plaint Clov. «Je rêve d'amour. Je rêve de courir entre les arbres. Un cœur est dans ma tête», se lamente Hamm. La femme-tyran a donc un cœur ! Al Nihaya est probalement la meilleure pièce vue au Festival de Sidi Bel Abbès cette année. Le spectacle est mature, la scénographie soignée et la construction dramatique presque parfaite. Les jeunes comédiens, guidés par Ahmed Belaalem, se sont donnés à fond, jusqu'à presque se confondre avec les sombres personnages de Beckett. Encore une fois, le théâtre c'est d'abord le jeu des comédiens. Ceux de la pièce Al Nihaya ont, faute d'espace, répété dans un coin de la gare routière de Mostaganem ! La touche humoristique maintenue par le metteur en scène et adaptateur de ce célèbre et dense texte a ajouté une coloration vivante à un spectacle à la teneur artistique, philosophique et, disons-le, politique, profonde. Les quatre personnages sont mutilés : Hamm ne peut pas se mettre debout, Clov ne peut pas s'asseoir et les parents n'ont pas de pieds. Une image assez violente d'un réel d'apparence coloré, mais profondément sinistre vu de près. Par la bombe, le virus, le sabre, le mensonge ou la haine, la mutilation peut être provoquée, intensifiée. Mutilation d'un pays, d'un peuple, d'une famille, d'un homme ou d'un idéal... Ahmed Belaalem a avoué avoir expurgé le texte de Beckett d'un certain aspect religieux et d'insinuations sexuelles : «Par respect aux convictions des gens, je n'aime pas jouer avec les aspects liés au culte. Je refuse de provoquer les gens. Nos traditions ne nous permettent pas de tout dire sur scène. J'ai allégé quelque peu le texte pour le rendre plus accessible au grand public. On ne peut pas jouer le texte original dans son intégralité, car on risque de perdre le public. Et je ne parle pas de l'élite. Je suis donc allé vers la simplicité dans le mot. Dans l'absurde, un mot c'est beaucoup de choses et rien en même temps.» Il a ajouté : «J'ai essayé de rester fidèle à l'auteur en l'adaptant à l'absurde algérien. L'absurde fatigue quelque peu. Beckett s'appuie beaucoup sur les silences dans son écriture, des silences qui permettent toutes les lectures. Notre public, gorgé de soleil, adore l'action, l'ambiance. Il faut donc le convaincre. Les comédiens ont réussi à tenir le public durant le spectacle. Mon but est de montrer une pièce au public qui ne connaît pas Samuel Beckett et qui vient suivre la représentation jusqu'au bout. Je suis pour la simplification des textes. C'est un grand plaisir pour moi de jouer un spectacle dans un théâtre où toutes les conditions du spectacle sont réunies. Je ne joue pas beaucoup dans les théâtres.» Ahmed Belaalem a plaidé pour une meilleure formation afin de disposer de bons comédiens pour toutes formes du théâtre, la comédie ou la tragédie. «Les comédiens doivent passer par toutes les étapes éprouvantes de la formation. Pour eux, la formation est essentielle tant sur le plan physique que psychologique. Le théâtre ne peut pas être réduit à une scène. Le théâtre est une école où l'on apprend à parler, à se taire, à chanter, à respecter l'autre, à être patient, à répliquer... On doit aimer le théâtre. Les artistes meurent pauvres !», a-t-il conclu.