L'Algérie suit, officiellement, avec une «profonde préoccupation» la situation en Libye, mais ne se contente plus d'observer, comme lors de la chute d'El Gueddafi. Car la politique d'endiguement négative a montré ses limites face aux tensions à nos frontières. Tiguentourine a été un tournant, l'opération de Tinzaouatine un indice, mais la Libye peut marquer une «adaptation» de la doxa de sécurité algérienne. «Nous avons perdu une opportunité historique lors de la crise libyenne qui a fait tomber El Gueddafi, Bouteflika nous a lié les mains et on a laissé faire, alors qu'on pouvait se positionner en acteur central.» C'est le constat d'un ancien haut fonctionnaire des Affaires étrangères algériennes. Pour lui, Alger, prisonnière des visions à court terme du Président et de quelques hauts gradés, a raté le coche lors de la chute du guide libyen au profit d'un interventionnisme de l'OTAN et de Paris qui, une fois retirés du bourbier ont laissé les «choses pourrir». «L'intervention française au Mali, l'affaire libyenne et la transition tunisienne qui a troublé vos frontières avec les groupes djihadistes de Djebel Chaâmbi ont poussé les tenants de la décision à Alger à ouvrir le débat, indique un diplomate. Mais Tiguentourine et l'opération Serval marquent un tournant : les Algériens savent qu'ils ne peuvent plus ne pas intégrer opérationnellement ce qui se passe au-delà de leurs immenses frontières.» Sur le plan discours public, Alger est resté très ferme sur ses principes de non-ingérence et de sacralité des frontières, etc. Mais dans les faits «le haut commandement militaire était très satisfait de Serval, puisqu'il y avait convergence des objectifs, affaiblir AQMI et les autres groupes armés», soutient une source du ministère de la Défense nationale. Soutiens logistiques (notamment du carburant et des pistes d'atterrissage), échanges de renseignements, permission de survol, etc., Alger et Paris ont travaillé main dans la main, aussi discrètement que possible souvent, mais avec une grande efficacité. Et plus récemment, début mai, l'opération d'élimination de 10 terroristes par l'ANP près de Tinzaouatine, à la frontière malienne, qui en fait fuyaient la traque des paras français, renseigne sur une coordination qui ne dit pas son nom entre les armées française et algérienne. Agenda Mais peut-on parler, à la lumière de ces indices, de changement de la doxa algérienne en matière de sécurité et de défense ? «Le débat existe, en haut lieu, confirme un diplomate, entre une génération de militaires plus âgés, attachés à la tradition, et d'autres plus technocrates et plus jeunes, qui sont à l'écoute de ce qui se passe autour d'eux, surtout depuis le Printemps arabe. Pour ces derniers, la Libye, c'est la guerre civile syrienne moins quelques semaines et il est hors de question que se concrétise le projet d'un émirat islamiste en Libye.» «On peut adapter la doctrine, non la changer, pour faire face à un danger imminent à nos portes», explique une source militaire. Adapter ? «Dans son message de félicitations à l'armée après l'opération de Tinzaouatine, Bouteflika a bien parlé d'‘‘agression extérieure'', un nouveau élément de langage depuis Tiguentourine», fait-on remarquer pour souligner un changement de discours qui inclut la menace terroriste extérieure dans l'agenda de la politique de défense. Agenda qui épouse les priorités de Washington qui a payé le prix fort en Libye en perdant son ambassadeur sur place, lynché à Benghazi le 11 septembre 2012. Washington a exprimé, discrètement, son désaccord, a posteriori, sur la manière dont l'opération a été menée par Paris avec le soutien de l'OTAN. «On aurait dû écouter plus Alger, confiait un diplomate américain. Nous ne nous attendions pas à de telles explosions en chaîne en Libye et dans la région.» Du coup, c'est vers Alger, qui a vendu sa stabilité et son rôle stratégique à ses partenaires occidentaux, que l'Administration US se retourne. El Watan Week-end l'a révélé lors de la visite de John Kerry à Alger début avril : les Américains ont bien formulé la demande aux autorités algériennes, Bouteflika, état-major et DRS en tête. 60 000 hommes De hauts émissaires sécuritaires algériens et américains ont discuté dans le détail d'un rôle plus militaire de l'Algérie en Libye. «Il n'est pas question d'adopter une politique agressive d'intervention de l'ANP au-delà de nos frontières, précise une source militaire. Il s'agit de protéger le territoire national de l'extérieur, à la lisière des frontières, via des opérations ponctuelles et rapides.» D'ailleurs, «une importante projection de force a été rapidement opérée ces dernières semaines le long de la frontière avec la Libye, avec également la préparation d'une assistance aérienne et pas moins de 60 000 militaires et gendarmes sont déployés le long des frontières sous commandement des 4e et 6e Régions militaires. «L'essentiel sera aussi dans l'aide directe et indirecte, militaire et logistique aux pays frontaliers (surtout la Tunisie et la Libye)», poursuit notre source. Alger a également envoyé, via Ramtane Lamamra lors de sa visite en Arabie Saoudite en avril, un message aux pays du Golfe pour cesser tout financement d'ONG suspectes, même au profit d'organisations caritatives dans la région nord-africaine. Certaines informations vont plus loin, évoquant une aide substantielle d'Alger à l'ex-général Khalifa Haftar dans son opération «Al Karama», ciblant le délogement des milices islamistes de Benghazi dans un premier temps. «La seule manière d'aider la Libye aujourd'hui est d'empêcher les groupes djihadistes de s'approvisionner en armes, en argent et en hommes, indique un responsable sécuritaire. C'est un embargo que nous organisons de concert avec les Egyptiens et les Tunisiens, dans le cadre d'un plan régional, alors que nous attendons plus d'effort du côté de nos amis du Niger.» L'évolution de la coordination avec Tunis et Le Caire et le développement de la situation en Libye ont d'ailleurs été le sujet de la dernière réunion du Haut Conseil de sécurité à Alger, la semaine dernière.