A Alger, y a des quartiers géniaux, centraux, fleuris, où t'as moyen d'avoir vue sur mer, ou au moins vue sur rien. C'est pas le cas de mon quartier, qui est une horreur architecturale et urbanistique. Bientôt, grâce aux voisins, je n'aurai plus de soleil. Je prends les choses du bon côté ; qui a vraiment besoin du soleil dans sa vie ? Quand je sors de chez moi, je suis obligée de passer par une ruelle. Elle est étroite, à double sens, accidentée, et y a des gens qu'ont le bon goût d'y garer leur camion. Cerise sur le gâteau au chocolat : y a un lycée au bout. Vous voyez un peu le genre ? Le genre qui donne envie de se suicider chaque matin. Le seul truc gai dans cette rue, c'est ma coiffeuse (elle va bien merci, elle a fait des rajouts, elle a acheté un balai. Sa cousine est enceinte, c'est un garçon. Elle a eu des problèmes avec le mec qu'a un magasin de cosmétiques et de chocolat, mais ça s'est arrangé hamdouleh). Donc, chaque matin, je passe facilement 15/20 minutes bloquée près de chez moi. Faudrait sortir à 10h pour que la voie soit libre, mais au travail ils apprécient pas trop que je débarque à 10h30. J'sais pas pourquoi. Après ça, je passe par une route, à double sens aussi, ornée d'un barrage en son milieu et clôturée par un rond-point géant. C'est au cas où t'as raté ton suicide, une deuxième chance t'est offerte. Je passe en moyenne 35 minutes sur cette route tellement les voitures elles avancent pas. Toutes les trois minutes, un chant de klaxons se fait entendre. ça sert à rien, mais ça fait du bien, j'ai essayé. Très souvent, j'aperçois un clochard allongé sur le trottoir. Il ne regarde personne, il lit le journal, enroulé dans une couverture marron. Il a l'air loin, très loin du bruit. Chaque matin, le camion poubelle s'arrange pour être pile à côté de moi. Non, je ne suis pas parano. Une fois que les survivants arrivent au rond-point, il est l'heure de jouer à «vas-y que je te colle, que je me décolle, que je te serre fort, que je te dépasse, vas-y pousse-toi un peu, laisse-moi passer connasse, vas-y, touche pas à mon rétroviseur tout neuf». ça me stresse tellement que j'ai envie de prendre la route vide qui mène à un endroit où personne ne va. Mais au lieu de ça, je me fais foncer dessus et je contemple l'affiche publicitaire Mauboussin : I love l'amour. Je sais pas qui a eu l'idée d'un tel slogan, et surtout qui a eu l'idée de mettre ce panneau à un endroit où les gens ont envie de s'entretuer. I love l'amour…N'importe quoi ! Bon, après le rond-point et la passerelle, il y a l'autoroute. Mais la plupart du temps, ça ressemble à un parking. J'essaie tant bien que mal de ne pas regarder les gens dans leur voiture (c'est très dur), parce que les visions d'hommes qui crachent ou qui vont chercher de l'or au fond de leur nez me donnent des haut-le-cœur. A intervalles réguliers, un convoi ministériel se fait entendre et se fait voir. On se pousse donc tous les uns sur les autres pour laisser passer le ministre, ses gardes du corps et leurs têtes tournantes, et éventuellement le fils du ministre. Les minutes passent, je m'endors facilement en écoutant Jil fm, la radio la plus écoutée des Algériens.Un klaxon me réveille brusquement, il faut avancer d'un centimètre, sinon tu te fais crier dessus. A avancer doucement, on finit quand même par arriver. On a faim, on est triste et usé, on parle de la circulation dans l'ascenseur avec des inconnus. Puis, avec la secrétaire. Pas la sienne hein, on est un looser, on n'a pas de secrétaire. Il n'est pas sujet plus consensuel que les embouteillages, et on sait que dès qu'on va prononcer les mots «t'as vu... la circulation ce matin», s'en suivra une conversation merveilleuse pour prolonger le plaisir. Evidemment, y a toujours un abruti pour balancer qu'il est content d'habiter tout près et s'épargner ce stress. Il explique qu'en économisant sur l'essence et l'entretien de la voiture, tu peux te permettre un loyer un peu plus cher dans un plus beau quartier et t'offrir le privilège suprême de marcher chaque jour. C'est le genre d'abruti serein et un peu heureux que tout le monde déteste. On s'agite à casser sa théorie, histoire de lui gâcher un peu la vie, mais rien n'y fait. Pffffffffff ! J'suis sûre qu'il love l'amour lui. Retrouvez toutes les chroniquess sur http://jeuneviealgeroise.com/