Si la transition à l'économie de marché a été l'objectif ouvertement déclaré de tous les gouvernants qui se sont succédé à la tête de l'Etat algérien, aucun d'entre eux n'a pris la peine de préciser ce qu'il entend exactement par ce système de marché qu'il voulait édifier et le moyen d'y parvenir. Alors qu'elle ne devait durer que le temps d'une décennie, la transition à l'économie de marché soumise à l'épreuve du temps semble s'être arrêtée au milieu du gué, causant des désagréments aussi bien aux acteurs économiques qu'à la société algérienne toute entière, qui ne perçoivent toujours pas les changements positifs promis. Le sentiment largement partagé est que la vie en société et la conduite des affaires se sont davantage compliquées du fait de la superposition de deux systèmes, l'un, socialiste, dont la population reste encore très imprégnée et, l'autre, libéral, dont on ne perçoit à ce jour que les aspects négatifs. La durée excessive de la transition et les chemins contradictoires qu'elle prend au gré des contraintes de gouvernance suscitent en outre de légitimes interrogations chez de nombreux Algériens qui en subissent à des degrés divers les aléas, même si la manière de les vivre et de les formuler diffère d'une catégorie sociale à l'autre. L'opportunité de comparer ce qui se passe dans notre pays depuis le lancement des réformes en 1988 avec ce qu'ont vécu d'autres nations qui avaient entamé, à peu près à la même période, leur passage du système collectiviste à l'économie de marché peut, effectivement, aider à expliquer les raisons de l'inaptitude des dirigeants algériens, contrairement à ceux des ex-pays socialistes par exemple, à réformer leur économie et plus largement leur société. La tendance des autorités politiques algériennes à ne pas mener à terme les projets de transition qu'ils annoncent n'est, en réalité, pas nouvelle puisque «la transition au socialisme scientifique» promise aux Algériens à grands renforts médiatiques dans les années 60' et 70' a été, on s'en souvient, abandonnée dès le début des années 80', sachant que ce projet chimérique n'avait aucune chance d'aboutir. Le concept de socialisme scientifique avait en effet été, au gré du temps, si galvaudé que le parti unique au pouvoir ne savait plus quel contenu lui donner. Le fait de l'abandonner dans l'euphorie de la mondialisation triomphante des années 90' devait certainement arranger les autorités politiques de l'époque, qui trouvaient dans l'éloge fait au système capitaliste l'argument imparable à servir aux populations qui ne voyaient pas venir les bienfaits du socialisme promis. Il en est aujourd'hui de même de l'économie de marché qu'on veut construire, sans que l'on sache exactement si elle doit être ultra libérale, libérale ou sociale, les déclarations des gouvernants ayant été le plus souvent contradictoires à ce sujet. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n'y a, à notre avis, aucune raison pour que la transition au système de marché dans laquelle le pays est embarqué depuis le début des années 90' ne subisse pas le même sort. De troublants signes d'abandon de l'option libérale sont, du reste, largement perceptibles depuis quelques mois, à travers notamment un certain nombre d'actes politiques annonçant un retour de plus en plus marqué au dirigisme de l'Etat et au maintien à coups de centaines de milliards de dinars de recapitalisation d'un secteur public économique constitué, pour l'essentiel, d'entreprises potentiellement en faillite. Fort des excédents de recettes pétrolières, le pouvoir en place qui s'était pourtant installé en 1999 avec l'intention officiellement déclarée d'accélérer l'émergence d'un système libéral, voire même ultralibéral n'a, au bout du compte, jamais tenu ses engagements en la matière. Bien au contraire, il a renforcé sa présence dans l'économie à laquelle il a impulsé, à coups de gros budgets, une dynamique keynésienne, encore plus forte que celle mise en œuvre à l'époque du socialisme triomphant et de ses programmes de développement planifiés. Des velléités de retour au système de tutelles exercées par les administrations sur les entreprises publiques économiques se font des plus pesantes et les cas, largement consommés, de la remise sous tutelle du ministère de la Communication des entreprises publiques de presse et, pratiquement toutes les entreprises publiques économiques sous le commandement direct des ministères concernés, sonnent comme le commencement d'une grande manœuvre visant à remettre l'ensemble du secteur public économique sous le giron des administrations publiques, desquelles la réforme de 1988 les avait pourtant affranchies. L'abrogation, en 1995, de la loi relative à l'autonomie des entreprises publiques économiques qui interdisait, sous peine de poursuites pénales, l'ingérence des administrations publiques dans leur gestion, avait ouvert la voie à ce retour aux tutelles qui, aujourd'hui plus que jamais, dirigent les entreprises publiques sans avoir à assumer les conséquences de leur immixtion dans les affaires de ces unités économiques qui continuent pourtant à être «officiellement» gérées par des organes de gestion et de contrôle (cadres dirigeants, conseils d'administration et commissaires aux comptes) propres aux sociétés par actions. Il est tout à fait vrai que l'Algérie a entamé sa transition au système de marché dans des conditions peu favorables à la conduite d'aussi importants changements systémiques. L'Etat, chargé de piloter la transition, a effectivement été considérablement affaibli par la crise de légitimité qui continue aujourd'hui encore à l'affecter et par le climat d'insécurité qui avait longtemps prévalu dans le pays. Il n'est, à l'évidence, pas facile de mener d'aussi profondes réformes économiques et sociales dans de telles conditions. L'insécurité doit tout particulièrement être prise en considération du fait qu'elle a engendré deux effets particulièrement désastreux sur le processus de transition, le premier étant l'interminable état d'urgence qui, de par la restriction des libertés qu'il a induit, constitue une véritable entrave à la transition démocratique. Le second effet néfaste de cette insécurité ambiante est le rejet de la destination algérienne par les investisseurs étrangers, dont la présence massive aurait été de nature à précipiter l'avènement de l'économie de marché, ne serait-ce qu'en diffusant de nouveaux modes de gestion d'entreprises. L'absence de stratégie dans la conduite des réformes constitue, également, un facteur, et non des moindres, de blocage de la transition au système de marché et de sa consécration comme modèle économique et social définitivement adopté par la société algérienne. Si on sait dans quelles conditions la transition a démarré, notamment sous l'impulsion des événements d'octobre 88, on ne sait par contre pas exactement où elle va et quel type de société on veut précisément construire. Ce flou entretient la démobilisation autour de la transition et empêche la fédération des énergies susceptibles de soutenir le projet de rupture systémique dont l'Algérie a pourtant besoin pour construire un système politique moderne et démocratique, en totale rupture avec le modèle rentier et bureaucratique actuel. On relèvera enfin l'impact négatif de la rente pétrolière dont l'usage, souvent pervers, entrave le changement, notamment lorsque les pouvoirs autoritaires et quelquefois certains oligarques s'en emparent pour retarder les réformes et maintenir, à coups de coûteuses mesures populistes, le système en place. C'est en grande partie ce qui explique que, contrairement à tous les pays qui ont entamé leurs réformes à la même date et dans les mêmes conditions, l'Algérie n'ait pas réussi, plus vingt-cinq ans après l'ouverture politique et économique de 1988, à mettre en place ne serait-ce que les instruments basiques de l'économie de marché (marché du change, marché boursier, moyens de paiement modernes, etc.). Le système de marché à édifier reste de ce fait un objectif bien lointain.