«Le quartier arabe de Constantine tient une moitié de la cité. Les rues en pente, plus emmêlées, plus étroites encore que celles d'Alger vont jusqu'au gouffre, où coule l'Oued Rhumel». Guy de Maupassant (Voyages) Dans la vieille médina de Constantine, nombreux sont les hommes qui ont leur espace de prédilection à Rahbet Ledjmal. Les femmes ont leur destination préférée à Rahbet Essouf. Chacun a son territoire, sa propre Mecque. Dans ces deux sites les plus populaires de la ville, les choses ont changé, le temps d'une génération. Historiquement, la place de Rahbet Essouf, ou place des Galettes durant l'époque coloniale, ne sera aménagée qu'à partir de 1857, avec au centre une halle qui abritera un marché de fruits et légumes. Traditionnellement, on y évoque la présence d'un marché de laine, avant l'aménagement de l'espace. D'autres sources témoignent aussi de l'existence de fours traditionnels pour la cuisson du pain, d'où l'appellation de la place des Galettes. Parmi les écrits des nombreuses personnalités qui ont visité Constantine, plusieurs années après sa prise en 1837 par les Français, on retrouve une minutieuse description de Louis Régis, dans son livre Constantine, voyages et séjours 1879. L'auteur, qui a déambulé dans les quartiers de la vieille ville, note : «La plupart des ruelles aboutissent à la place des Galettes. Au centre de cette placette s'élève une vaste plateforme flanquée d'une guérite en pierre à chaque angle. Sur cette plateforme se tient le marché arabe. Dans une des guérites, un homme pile incessamment du café dans un grand mortier. Dans une autre guérite, un autre fabrique des bracelets porte-bonheur en baleine encastrés d'argent et ornés de petits clous d'argent et forme d'étoile, d'autres industries se partagent les différentes boutiques». L'auteur relève qu'une animation continuelle régnait dans cette place. Les boulangers établis dans le voisinage ont conservé une manière traditionnelle de cuire le pain. Rahbet Essouf demeure encore un lieu culte dans la mémoire collective des Constantinois. «A une certaine époque, Rahbet Essouf était l'une des meilleures places commerçantes de la ville ; un lieu plein de charme et de vivacité, où les gens trouvaient leur plaisir à déambuler entre les boutiques et les étals ; la place était animée durant toute l'année», se rappelle Larbi Merouani, un nostalgique de la belle époque et passionné de l'histoire de la vieille ville. Les plaisirs du café d'El djezoua On débarque dans cette place à partir des quartiers populaires de Charaâ, Maqaâd El Hout, El Djezarine, R'cif, Sidi Djeliss, Arbaine Cherif, et de la rue de France à travers Zenqate Mekaiss. En quittant le quartier de R'cif par le passage voûté, près de l'impasse Bachtarzi, en face de l'ancien Hammam Bennacef, on découvrait ces multiples magasins de broderie. En bifurquant à gauche, on y trouvait le café maure de Abdelaziz Boulbene. C'était autrefois un des lieux préférés des adeptes du fameux café El djezoua, en référence à cet ustensile sous forme de petite cafetière individuelle à long manche, qui sert à la préparation du café. «Il y avait aussi trois autres cafés maures à Rahbet Essouf sur l'autre côté de la halle : Qahwet Habbati, Qahwet El Djezoua et Qahwet Boucherit, située près du CEM Mohamed Ezzahi ; cette dernière est la seule qui est restée en service de nos jours ; les autres ont fermé ou changé d'activité», nous dira Larbi Merouani. Pour les habitués des lieux, la préparation et la consommation du café d'El djezoua, qu'on ne connaît plus de nos jours, était un véritable art. Louis Régis écrira dans ses notes de voyage : «La plus grande jouissance des citadins consiste à s'asseoir dans quelque café à parler ou à garder le silence selon leur bon plaisir, en absorbant de petites tasses de café noir». A Rahbet Essouf, il y avait aussi le fameux commissariat du 2e arrondissement. Un lieu fermé après l'assassinat, en février 1956, du commissaire corse San Marcelli au sabat de Djamaâ Lakhdar. Le local est actuellement un magasin d'électroménager. Animation durant toute l'année «Autrefois, c'était plus agréable de se balader sur le pavé et de se laisser perdre dans les dédales de ce lieu mythique où l'on découvre également les magasins de tissus et de bobines de laine à l'époque où les femmes savaient manier le crochet pour en faire des pulls», se souvient Larbi Merouani. A quelques pas de Maqaâd El Hout, se trouvait la fameuse Houmet El Adhama (le quartier des vendeurs d'œufs). Des hommes, venant de la campagne, s'installaient avec leurs corbeilles pleines d'œufs de poulet, de dinde, et même d'oie et de canard. En hiver, la place rassemblait les vendeurs de marrons, de patate douce et des glands du chêne, mais aussi des confiseries très prisées par les écoliers. Au printemps, c'est la saison des fleurs d'oranger et de rosier, rappelant la tradition constantinoise de la distillation. En été, c'est le rush vers les marchands de boissons rafraîchissantes, refroidies aux blocs de glace à l'époque où il n'y avait pas encore de réfrigérateurs. «On se délectait en dégustant la crème et la glace de Boucetta», se rappelle ammi Larbi. Durant le Ramadhan, Rahbet Essouf était encore plus animée avec les vendeurs de zlabia, de pâtisserie et autres gâteaux traditionnels. «A Rahbet Essouf, on y trouvait aussi les dellalete, les marchands de sel, les vendeurs de blocs de glace, les matelassiers qui prenaient place au café Boucherit ; beaucoup de gens ont également marqué les lieux, comme Bouakkaz le vendeur de pizza chaude et croustillante, Boudjediane qui préparait la fameuse harissa sucrée ; la place avait surtout ses braves hommes, les vrais ‘‘beznassia'', comme Kenioua, Djeha, Babisse et Chato», évoque Larbi Merouani. Un monde pour femmes Rahbet Essouf se réveille lentement le matin. Dès 10h, les premières vagues de femmes investissent les lieux. Une foule qui devient nombreuse. Les rues sont exiguës. On circule difficilement. C'est la ruée vers les boutiques. Depuis quelques années, plusieurs bazars de luxe ont vu le jour dans de vieilles maisons, d'anciens locaux et même des hammams. Mais en levant la tête, on découvre tout autour des maisons délabrées aux murs décrépits et fissurés. La place est devenue un marché florissant. Un grand souk pour les femmes. Un changement des mœurs et des habitudes de consommation. Une véritable révolution sociale. Des dizaines de vendeurs informels s'y sont installés. Leur nombre ne cesse d'augmenter. Le commerce est leur seul «boulot». On improvise des étals de fortune, avec des morceaux de bâche et de plastique au-dessus pour se protéger du soleil et de la pluie. Des îlots de produits chinois. Du prêt-à-porter à la lingerie, aux chaussures, et différents accessoires, en passant par les cosmétiques de la contrefaçon. Les femmes marchandent. Elles sont satisfaites d'avoir fait de bonnes affaires. Les vendeurs sont aussi courtois. Tout le monde trouve son compte. A midi, le soleil de ce mois de juillet devient trop dur à supporter. La chaleur devient pesante, et la lumière éblouissante. Peu après midi, l'activité connaît des moments de répit. C'est l'heure du déjeuner. On apaise sa faim debout devant les plateaux de pizza ou dans l'ambiance chaude d'une gargote. Dans la halle, construite au centre, on y trouve aujourd'hui rarement des vendeurs de fruits et légumes. Le lieu abrite des petites boutiques de bonneterie, tenues par des jeunes femmes. La toiture s'est dégradée. Elle menace de s'écrouler. Du fin fond des quartiers et des banlieues de Constantine, des autres communes et même des autres wilayas, tout le monde connaissait Rahbet Essouf. La belle époque n'est aujourd'hui qu'un vague souvenir. La nouvelle génération n'en a pas -la moindre idée.