Les Irakiens ont de plus en plus tendance à appeler les choses par leur nom, et à ne plus avoir peur des mots. Comme celui de guerre civile, un stade déjà atteint selon de nombreux analystes et hommes politiques irakiens dont l'ancien Premier ministre Iyyad Allaoui. Ou encore de conflit interethnique, ce qui revient encore au même tout en se rapprochant de la vérité. Les deux grandes communautés irakiennes chiite et sunnite, se font la guerre, à coup de massacres et d'opérations de représailles. Ceux des deux communautés qui veulent avoir la vie sauve doivent changer leur lieu de résidence. C'est le nettoyage ethnique de sinistre mémoire, ou encore l'exil intérieur qui mène tout droit vers la constitution de ghettos ethniquement homogènes. C'est l'éclatement de ce pays après son invasion par l'armée américaine en mars 2003. Les hommes politiques sont très nettement dépassés, et ils ne sont là que pour compter les morts et les coups. Hier encore, au moins 36 personnes ont péri dans une nouvelle vague de violence en Irak, dont dix chiites ont été exécutés à la sortie de Baghdad et dix soldats irakiens tués lors d'un raid dans le Nord, selon des sources sécuritaires. Depuis dimanche, Baghdad est le théâtre de violences confessionnelles qui ont fait plus de 120 morts et qui ravivent les craintes d'une guerre civile dans le pays. Les dix chiites, qui accompagnaient dans un bus la dépouille d'un de leurs proches vers la ville sainte chiite de Najaf, ont été exécutés le matin par des inconnus sur la voie rapide à la sortie sud de Baghdad, selon une source au ministère de la Défense. Les chiites enterrent généralement leurs morts dans la nécropole de Najaf, à 160 km au sud de Baghdad. Ils doivent pour cela traverser des zones sunnites dangereuses, dont Doura et le « triangle de la mort » formée de trois localités. De tels faits sont devenus courants, faisant que l'Irak développe les symptômes d'une guerre civile avec le sentiment croissant de victimisation des communautés, le cycle infernal d'attaques et de représailles et le processus de ghettoïsation des quartiers. « Les événements de ces derniers jours son alarmants. Pour moi, il s'agit d'un conflit confessionnel de basse intensité ou une guerre civile de faible ampleur, mais cela peut vraiment aller plus mal », estime le directeur pour le Moyen-Orient de l'International Crisis Group, Joost Hiltermann. La violence confessionnelle a atteint dimanche un niveau sans précédent à Baghdad avec le massacre de sang-froid de 42 personnes dans un quartier largement sunnite par des hommes habillés en civil et cagoulés, aussitôt suivi d'un double attentat contre un lieu de culte chiite qui a fait 19 morts et 59 blessés. Lundi, le carnage s'est poursuivi : 30 personnes ont été tuées dans un triple attentat dans le grand quartier chiite de Sadr City à Baghdad, puis immédiatement après, une bombe a explosé sur un marché de la rue Kifah dans le quartier sunnite de Cheikh Omar, blessant 14 personnes. Chaque communauté affirme être martyrisée par ses adversaires comme dans toutes les guerres civiles. Un député chiite, Hamid Rachid Moala, cité dans un communiqué du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (CSRII) a qualifié les attentats contre les lieux de culte de sa communauté de « pires crimes » et accusé les saddamistes et takfiris (extrémistes sunnites) de vouloir plonger le « pays de la guerre civile ». Dans le camp sunnite, on se pose aussi en victime. Le Front national de la Concorde cite dans un communiqué « les sunnites chassés de la ville méridionale à majorité chiite de Bassorah et les enseignants sunnites qui sont systématiquement pris pour cible ». « Certains veulent engager le pays dans la guerre civile mais si elle éclate elle brûlera tous ses habitants », a affirmé Adnane Al Doulaïmi, chef du Front de la Concorde alors qu'Iyad Al Samarraï, vice-président du Parti islamique et membre du front, a fait état d'un « complot visant à la partition de l'Irak qui passe par une guerre civile ». « Le conflit confessionnel n'a pas atteint le degré de violence qu'a connu le Liban où des villes ont été entièrement détruites et où l'armée s'est fracturée. Nous n'avons pas encore vu des corps d'armée se battre entre eux, mais il est difficile d'être optimiste », souligne M. Hiltermann. Au début de la guerre civile (1975-1990), l'armée libanaise s'était scindée en unités musulmanes et chrétiennes rendant l'Etat impuissant. Pour le moment, ce n'est pas le cas en Irak, même si les sunnites reprochent à la police d'être infiltrée par les milices chiites. Pour nombre d'analystes, la nature et la course vers le pouvoir déterminent tout. Pendant des décennies, une minorité avait fait preuve d'hégémonie sur les autres communautés. Chaque vote incarnait cette volonté de rattraper le passé, si ce n'est un sentiment de vengeance. Cette minorité a, cette fois, perdu, mais ne perd pas l'espoir d'en occuper une parcelle. Cela se négocie au plan législatif, avec cette promesse de revoir la constitution votée il y a à peine une année. Mais cela sera-t-il possible puisque le pays s'achemine lentement vers son éclatement ?