Construit sur des vestiges romains au courant des années 1870, Hammam Tarfaya continue encore de résister. De faire face au temps et à l'oubli, pérennisant ainsi une belle histoire de cette joyeuse Skikda qu'on tente aujourd'hui d'ensevelir. Hammam Tarfaya reste l'un des derniers repères du vieux Skikda. Le simple fait d'évoquer ce bain maure suffit à ameuter plusieurs générations de Skikdis qui se reconnaissent entre eux. Ils se reconnaissent aussi dans les moindres recoins de ce bain, dans ses salles, dans ses secrets et dans son histoire. Les Skikdies, elles, revivent, quant à elles, d'autres évocations. Elles revoient cette «fota» (tenture) qui, chaque mardi, déclarait ces lieux ouverts à la gent féminine. Elles se revoient chantonner des airs locaux, confesser des amours, rapporter des faits d'armes… Ce fut un temps qui emplit à ce jour les murs du hammam. Pour découvrir le secret de ce pan de la mémoire collective, il fallait le revisiter encore, retrouver Ammi Mohamed, le propriétaire, et relater la saga des «Tarfaya». Le hammam se confond à d'autres repères du vieux Skikda, en plein cœur de Zkak-Arab (quartier arabe). Al'entrée, Ammi Mohamed Tarfaya est à l'accueil. En le revoyant, on a vite l'impression qu'il a toujours été là, depuis des lustres, dans la même posture, sur la même chaise, près de la même vieille caisse enregistreuse et portant toujours un «maillot de corps blanc», comme un étendard des lieux. L'histoire de ce bain remonte aux années 1870. C'est l'œuvre du cadi El Hadj Mohamed Ben Zghouda, un citadin, algérois de souche, que la France coloniale avait déporté quelques années auparavant à Skikda. Ammi Mohamed Tarfaya revient sur la genèse de son hammam : «Ben Zghouda a acheté la bâtisse à laquelle se greffera par la suite le hammam. Le sous-sol et le rez-de-chaussée de cet ancien immeuble regorgeaient de ruines romaines. Ben Zghouda y trouva même des citernes remontant à l'époque romaine, un fait qui semble l'avoir encouragé à y implanter un hammam. Puis, mon grand-père Mohamed Tarfaya loua le bain qu'il géra avant de l'acheter. Je ne saurais vous donner la date exacte, mais ce que je sais c'est que c'était vers la fin des années 1890 car mon grand-père était là à Skikda quand ‘‘Ennakam'' (Le baptiseur ou le nommeur) faisait sa tournée dans la ville en 1892. Il le gérera jusqu'à sa mort en 1930. Mon père, Mabrouk, prit alors la suite et lorsqu'il mourut, en 1939, le bain restera en gérance jusqu'en 1950, année durant laquelle je repris le relais à mon tour et depuis je suis toujours fidèle au poste.» Toute une histoire. Eau de source et citernes romaines Les Skikdis qui vont encore à hammam Tarfaya ne savent pas que l'eau qu'ils utilisent pour leur bain est une eau naturelle puisée, depuis plus d'un siècle déjà, de deux puits romains. Cette eau est emmagasinée dans trois citernes romaines qui, en se succédant relient les deux puits. «Dans son sous-sol, le hammam dispose en effet de deux puits, le premier creusé à plus de 30 m de profondeur mais qui ne donne pas assez d'eau. Le second, par contre, profond de 12 mètres seulement, reste en mesure d'assurer la ressource nécessaire pour faire fonctionner le bain. En pénétrant dans les deux puits, on remarque la présence d'une sorte d'ouverture qui mène aux trois citernes. Ces dernières s'enchaînent pour relier les deux puits. Il nous arrive aussi d'utiliser l'eau du robinet, mais comme elle n'est pas régulièrement desservie dans le quartier, on préfère compter et utiliser l'eau des puits», rapporte Ammi Mohamed. Hammam Tarfaya n'était pas l'unique bain maure dans une Skikda qui comptait pas moins de sept hammams. Certains ont été fermés depuis et ont changé d'activité, à l'exemple de hammam Chebli qui se trouvait en face de l'immeuble dit le Musée, deux hammams des Balaska, l'un à Zkak Arabe et l'autre au Faubourg. Il y avait aussi Mataresse qui était situé sur l'actuel emplacement du cabinet du Dr Hammani. Ce bain fut par la suite géré par Amor Braham Brouri, mais Mataresse était venu récupérer son bain et mettre les Brouri à la porte. Le maire de l'époque, Paul Cuttoli, est alors intervenu pour compenser les Brouri en leur allouant le nouveau hammam, celui d'El Kobbia, l'ancienne cité indigène. Les deux seuls vieux hammams qui continuent de résister sont hammam Tarfaya et hammam Castel, dit aussi hammam Ben Kaza, qui se trouve non loin du lycée Ennahdha et qui à l'époque de la colonisation n'était fréquenté que par les Français. De l'Emir Khaled à Ali Abdennour De tous ces hammams, celui des Tarfaya est le plus ancien. Plus d'un siècle durant, il a vu couler beaucoup d'eau sur ses dalles et plusieurs figures de l'histoire de Skikda et du pays ont eu à humer ses vapeurs. Pour remonter un peu dans le temps, Ammi Mohamed raconte : «Etant enfant, j'ai entendu raconter que lors d'un déplacement à Skikda (certainement au courant des années 1920, ndlr) l'Emir Khaled, petit-fils de l'Emir Abdelkader est venu au hammam pour rencontrer les populations algériennes.» Il faut souligner à ce sujet que l'épouse de l'Emir Khaled, Fatma Naciria Boutaleb, sœur de Aboubakr, cadi d'Alger, habitait El Harrouche, à moins de 50 km au sud de Skikda. D'ailleurs, c'est dans cette ville que leur mariage a été célébré le 15 septembre 1899 et leur union enregistrée dans cette même municipalité. Sa venue à Skikda, des années plus tard, coïnciderait, sous toute réserve, avec la date du mariage de son fils cadet, El Hachemi, qui habitait le village balnéaire de Stora, à moins de 3 km de Skikda. La relation qu'aurait entretenue Khaled avec Skikda persistera jusqu'à sa mort, en 1936, et même après puisque de toutes les villes algériennes qui voulaient alors donner le nom de l'Emir à l'une de leurs rues, seule Skikda, l'ancienne Philippeville, obtient gain de cause. Une rue de la ville a ainsi été baptisée «rue capitaine Khaled» grâce à l'insistance de Farhat Bourboune, de Laïd Bellambriet, et également au maire de l'époque, Paul Cuttoli, qui pesa de tout son poids à l'Assemblée «pour venir à bout d'un conseil communal renâclant», comme le rapportent A. Koulakssis et G. Meynier dans leur livre L'émir Khaled : premier Zaïm ? L'Emir Khaled n'était pas l'unique personnalité ayant bénéficié des eaux de hammam Tarfaya. D'autres figures de la Révolution algérienne y avaient aussi leurs repères. Ecoutons plutôt Ammi Mohamed : «A cette époque, et en plus des trois salles traditionnelles, la froide, la chaude et la salle de repos, le hammam disposait d'une petite cafétéria et d'un coiffeur. Les lieux grouillaient de monde et la présence continuelle d'un policier non loin du hammam constituait une couverture pour les jeunes révolutionnaires. Deux groupes étaient des habitués des lieux, celui de Ali Abdennour avec sa bande composée de Kaddour Bellizidia, Abdelhamid Boutelja, Boukbir Hocine, Salah Mouats et d'autres encore qui constitueront la «selsla» (chaînon) des premiers jeunes Skikda à avoir rejoint le maquis. Le second groupe était celui de Amar Guennoune et son éternel ami, Aïssa Lhirech. Tout ce beau monde avait ses habitudes ici et les petits bouts de papier portant les mots de passe conjoncturels circulaient ici et étaient souvent laissés au garçon de café qui devait les remettre à leurs destinataires.» D'autres faits, d'autres histoires et plein de bribes et de souvenirs restent encore à dire. On ne peut pas narrer le vécu d'un lieu qui a été le témoin temporel de plusieurs générations de Skikdis dans un simple article de presse car, voyez-vous, hammam Tarfaya n'est pas un simple bain maure. C'est le Tout ancien Skikda qui y est peint… N'empêche, avec le peu de souvenirs relevés ici, on sait déjà que vous ne regarderez plus ce hammam du même œil distrait et machinal d'avant…On sait que si, de passage, vos pas vous y emmènent, vous allez certainement vous sentir subitement redevenu Skikdi…