Censés avoir leur place sur les bancs de l'école, apprendre, jouer, rêver et croquer la vie à pleines dents comme le leur permettent l'insouciance et l'innocence de leur âge, des enfants, beaucoup d'enfants, sont plongés les pieds joints dans le monde du travail. Un monde qui n'est nullement le leur. Un monde qui, souvent, les engloutit et fait d'eux des loques humaines, les dépouillant de leur enfance. Et pourtant ! Au milieu de la poussière, sous un soleil de plomb, tête nue, vêtue d'une robe crasseuse qui lui arrivait aux chevilles, et des sandales en caoutchouc, Nadia aurait pu, dans une autre époque, inspirer Hans Christian Andersen, quand il avait écrit le conte de La Petite Marchande d'Allumettes. Sauf que l'histoire de Nadia n'est pas un conte, mais une réalité. Une bien amère réalité qui se poursuit dans le temps. A peine 12 ans, les épaules frêles supportant une tête dans laquelle s'entrechoquent lourdement ses désillusions et un soupçon d'espoir malgré tout, elle ne va plus à l'école depuis plus de deux ans. Rencontrée au bord du tronçon autoroutier reliant Alger à Blida, elle avait, suspendu à son bras, un grand couffin rempli de galettes et de pains traditionnels. Après moult tentatives, elle a accepté, non sans une certaine pudeur, de raconter sa petite histoire. «Chaque jour, à l'aube, ma mère prépare une grande quantité de galettes que je vends aux automobilistes qui empruntent ce tronçon. Je n'ai pas choisi de faire ça, mais la vie n'a pas été tendre avec nous», lance-t-elle, acceptant difficilement ce qui semble être les injustices de la vie. En effet, Nadia a perdu son papa au moment où elle avait le plus besoin de lui ; il a été fauché par la mort dans un accident de la circulation. Elle s'est donc retrouvée seule face à un monde sans pitié. Aînée de trois sœurs et d'un frère d'à peine trois ans, elle a décidé d'endosser un rôle qui n'est pas le sien pour venir en aide, courageusement, à sa famille. Ce qu'elle y gagne ? «Quelques pièces qui servent à peine à nous maintenir à l'abri de la faim», répond-elle, avouant qu'elle aurait tant aimé poursuivre ses études «comme tous les autres enfants». Sauf que voilà, elle n'a personne pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Et pour cela, elle doit travailler, travailler très dur malgré ses 12 ans. Khemmas, hammal, manœuvre et… enfant Beaucoup sont ces enfants qui, comme Nadia, travaillent pour gagner de l'argent. Toutefois, certains d'entre eux sont exploités par des individus sans scrupules. Un tour au niveau de certains marchés de l'Algérois a démontré que le phénomène a atteint des proportions alarmantes et prend différentes formes. Youcef a 13 ans, mais en paraît 10. Sa petite taille, sa pâleur et sa maigreur lui donnent un air maladif. Et pourtant il est d'un dynamisme qui laisse pantois. Rencontré au marché de gros des fruits et légumes de Bougara, à l'est de Blida, lui aussi a sa petite histoire. «Je n'ai jamais été bon à l'école. Et puis, nous sommes nombreux à la maison et il n'y a que mon père qui travaille. Je dois donc l'aider.» Mais en faisant quoi ? «En chargeant et en déchargeant des cageots de fruits et de légumes. Je suis un ‘‘hammal'' (porteur, ndlr). La rémunération n'est pas fameuse, mais pour des gens qui meurent presque de faim, c'est quelque chose. Ce que je regrette, par contre, c'est qu'on vit dans un pays où le riche s'enrichit de plus en plus, alors que le pauvre, qu'il crève, personne ne s'en soucie», dit-il, l'air plutôt léger alors que son regard, si lointain, dénote d'une profonde amertume. Subitement, il met fin à ce petit entretien qui a dû le replonger dans sa triste réalité. Livré à lui-même, Youcef n'est-il donc pas protégé par la loi algérienne ? Cette dernière autorise-t-elle le travail des enfants, voire leur exploitation ? Trop belle la loi, diront certains. Pas trop loin de Bougara, aux Eucalyptus, un autre marché de gros des fruits et légumes, d'autres enfants chargent et déchargent de grosses caisses, trop lourdes pour leurs petits bras. Sid Ali est l'un d'eux. Il a 15 ans et déjà toute une vie remplie non de rêves et d'ambitions, mais de misère et de détresse. N'y allant pas par quatre chemins, il a expliqué que travailler cela le connaît depuis l'enfance. N'est-il donc plus un enfant ? Il sourit à cette question, alors que ses yeux s'embuent de larmes. «De toute façon, même si je suis un enfant, ça change quoi à ma situation ? Aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours travaillé, si ce n'est pas en tant que ‘‘hammal'', c'est en tant que ‘‘khemmas'' (initialement, ouvrier agricole exploité autrefois par les colons en Algérie, ndlr). L'important, c'est de gagner du fric et de me sortir de la mouise», a-t-il mentionné, détournant vite son regard pour ne pas laisser voir son chagrin et peut-être même une larme qu'il n'a pas réussi à retenir. Sid Ali et l'enfance volée Sid Ali et l'espérance bafouée. C'est en effet un Sid Ali qui nous rappelle le petit Omar de La Grande Maison de Mohamed Dib, sauf que pour celui-là le climat délétère et la misère dans lesquels a souffert le peuple algérien pendant le colonialisme français expliquent pourquoi il a travaillé malgré son très jeune âge. Ce qui, par contre, ne s'explique pas, c'est pourquoi en 2014 et dans une Algérie libre et démocratique, avec plus de 200 milliards de dollars de réserve, des enfants sont obligés de travailler, parfois plus dur que des adultes pour subsister ? Pourquoi Younès, un autre enfants de 14 ans, qui, pour se nourrir, doit-il travailler comme manœuvre sur un chantier de construction, sans aucun matériel de protection et bien sûr sans être déclaré par son employeur à la sécurité sociale ? Combien de Younès la société algérienne aura-t-elle sur la conscience ? Combien de Sid Ali et de Youcef sont exploités dans les 1597 marchés qui existent en Algérie ? L'Algérie exploite-t-elle donc les enfants ? Les chiffres qui accusent Et comme d'habitude, aucune statistique fiable. Ce qui a été estimé n'étant que la partie apparente de l'iceberg. Hadj Boulenouar, porte-parole de l'Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCAA), a estimé que le commerce est le secteur d'activité par excellence où les enfants sont exploités. Parfois avec l'approbation de leurs parents, mais d'autres fois à leur insu. «En principe, tout enfant est interdit d'accès aux marchés. Que font donc les directions concernées ? Mais pas que cela. On voit des enfants vendre des journaux surtout au niveau des stations de bus. Certains buralistes les exploitent honteusement. On les fait travailler également dans le domaine de l'agriculture. Des enfants souvent dans le besoin à qui on fait peur et qu'on oblige à mentir pour ne pas dénoncer leurs employeurs», a-t-il expliqué, ajoutant que «quand ils tombent entre les mains de voyous, ces enfants apprennent à vendre autre chose, dont la drogue et les objets volés». Effrayant, en effet, et inquiétant. Hadj Boulenouar se demande «où sont donc passés les contrôleurs du commerce, les collectivités locales, le ministère de la Solidarité et celui du Travail, le ministère de la Santé, les services de sécurité et aussi les associations des droits de l'homme ?» Selon lui et d'après les estimations de l'Ugcaa, le nombre des enfants «travailleurs» au niveau de tous les marchés d'Algérie a dépassé les 2000 en 2013. Alors qu'en 2011, l'Organisation internationale du travail (OIT) a fait état de deux millions de mineurs algériens exploités sur le marché du travail. Quelques années plus tôt, soit en 2008, une ONG belge a avancé le chiffre de 1 800 000. Toutefois, ce sont là des statistiques qu'il faut prendre avec précaution, vu l'inexistence d'études fiables et de références officielles. Et en matière de références, l'Office national des statistiques (ONS) n'a pas jugé utile de les communiquer, si toutefois elles existent. Et pour ce qui est du ministère du Travail, de l'Emploi et de la Sécurité sociale, Akli Berkati, directeur des relations professionnelles et du contrôle des conditions de travail à l'Inspection générale du travail (IGT), explique que chaque année une inspection généralisée est accomplie, sauf que c'est souvent difficile d'avoir la preuve que des enfants sont exploités. «On intervient s'il y a une relation de travail, donc une relation employeur/employé, que ce soit dans le secteur privé ou public, formel ou informel.» Indiquant que pour la plupart des enfants exploités dans le secteur des services et du commerce, il a dit que le nombre des enfants travailleurs est «très minime, n'atteignant même pas le 1%, et ce, selon les enquêtes effectuées par l'IGT dans le cas précis employé/employeur». Selon lui, le taux de ces enfants était de 0,04% pour 14 201 organismes contrôlés en 2014, soit 32 enfants dans un effectif de 79 063, et de 0,02% pour 12 984 en 2013, soit 17 enfants dans un effectif de 84 738 personnes. M. Berkati appelle, toutefois, à faire la part des choses, se demandant si la mère d'un enfant ou ses deux parents sont considérés comme des employeurs. Ils ne le sont pas, en effet, aux yeux de l'IGT. De son côté, le président du réseau Nada, Abderrahmane Arrar, a qualifié le travail des enfants, que ce soit dans le formel ou l'informel, de violation de ses droits. Alors que l'Algérie a ratifié la Convention du 3 avril 1984, relative à l'âge minimum au travail, ainsi que celle du 20 novembre 1989, relative aux droits de l'enfant et adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies. Le 28 novembre 2000, elle a ratifié la Convention internationale relative à l'interdiction des pires formes de travail des enfants et l'action immédiate en vue de leur élimination. Pour ce qui est de la législation algérienne relative aux relations de travail, la loi 90/11 du 21 avril 1990 a été promulguée, dont l'article 15 stipule que l'âge minimum requis pour un recrutement ne peut en aucun cas être inférieur à 16 ans, sauf dans le cadre de contrats d'apprentissage. L'ordonnance n°35-79 du 16 avril 1976, relative à l'enseignement et à la formation stipule, elle, que l'enseignement est obligatoire et gratuit pour tous les enfants âgés de 6 à 16 ans. M. Arrar a dénoncé les parents dont la responsabilité est flagrante et appelé «l'Etat à aider ces familles pour sortir de leur situation vulnérable afin de ne plus pousser leurs enfants à travailler». Concernant les commerçants, il a indiqué que «leur responsabilité est d'abord sociale avant d'être commerciale». M. Arrar, qui espère une prochaine révision des lois, a appelé chaque partie, notamment la société civile, à assumer sa part de responsabilité afin de mettre fin à ce fléau. Au niveau du réseau Nada, il a expliqué que «toute une stratégie de plaidoyers a été développée, cela est passé devant le Conseil du gouvernement et il passera bientôt devant l'APN» pour une protection plus efficace des enfants. En attendant, beaucoup d'enfants sont exploités et leurs droits violés en toute impunité. Beaucoup d'associations se targuant de protéger les enfants observent un silence déroutant et ne sortent de leur hibernation qu'à l'occasion de la Journée mondiale de l'enfance. Pauvres enfants !