Nous ne nous sommes pas posé la question. Nous voulions vite oublier et nier l'évidence. Quand le couteau de l'assassin a fendu le minuscule cou d'un bébé algérien, une fois, puis des dizaines de fois encore, durant ce qu'on appelle la décennie noire, nous ne voulions pas comprendre, abasourdis par l'horreur, pourquoi les monstres étaient parmi nous, peut-être même en nous. Nous ne voulions pas ébranler la sacralité de la fraternité algérienne, tous des «khouya». Nous voulions surtout aller de l'avant et réapprendre à vivre, à avoir des enfants, à penser à demain, alors que nous étions plongés dans le sang jusqu'au cou. Nous nous disions, et le pouvoir en écho claironnait cela, qu'il s'agissait d'un corps étranger, d'un complot, d'une manipulation, d'une jalousie même. Nous avons fermé les yeux alors que la pire des ignominies continuait à se développer et à se nourrir de tous nos réflexes réactionnaires. Et puis un jour, le pouvoir a sifflé la fin d'une partie qui se jouait toujours, imposant ses schémas de sortie de crise en provoquant la même crise, cherchant à changer les mots (criminel remplace terroriste, tragédie nationale remplace décennie noire, etc.) et nous expliquer que nous sommes tous des victimes, que le maquis a été une réaction logique à la «violence» de l'interruption du processus électoral (dixit Bouteflika). En un tour de main déloyal, le pouvoir disait avoir tourné la page, alors que le livre de notre destin national regorgeait de sang passé et à venir. Résultat : nous avons perdu l'échelle des valeurs, le bien et le mal se confondent et le pouvoir improvise un nouveau contrat social : de l'argent et de l'amnésie contre le déni de la citoyenneté. Nous ne nous sommes pas posé la question à temps et, du coup, nous nous sommes retrouvés une fois encore face à nos monstres : de la banalisation du discours de haine et d'intolérance médiatique aux appels au meurtre dans les mosquées de Ghardaïa, en passant par les multiples atteintes au bon sens et à l'identité algérienne, dans les écoles et dans les familles, quand on impose aux enfants de ne plus dire «baba», mais un «abi» importé par défaut du Golfe wahhabite. Nous ne nous sommes pas posé la question, nous avons sacrifié des dizaines de milliers de morts pour revenir au point zéro, sans oser remettre en question — ni la société ni le pouvoir ne l'ont fait — ce qu'on appelle poliment l'islamisme. Nous n'avons pas posé la question de l'armée et de ce qu'elle subit, de ses mutations face à une Algérie qu'on affaiblit de l'intérieur. Il faut se les poser, toutes ces questions, sinon des têtes d'innocents continueront à être décapitées dans ce pays qui risque de perdre tout, jusqu'à son nom.