-Le gouvernement a cédé aux revendications salariales des policiers. Quel serait l'impact d'une telle décision sur les dépenses de l'Etat en cette période de baisse des cours du pétrole ? Les conséquences sont prévisibles. Il y a d'abord le risque de l'amplification des revendications déjà annoncées par d'autres corps socioprofessionnels qui considèrent que les manifestations de rue sont le seul moyen de se faire entendre. On peut s'attendre donc à d'autres augmentations de salaires pour d'autres catégories socioprofessionnelles et par conséquent à un alourdissement du budget de fonctionnement, dont le financement est de plus en plus assuré par la fiscalité pétrolière. En l'absence d'évaluations crédibles émanant d'organismes publics ou privés, on ne peut que spéculer… Il est certain que ces augmentations auront un impact sur les finances publiques du pays. Compte tenu des données inhérentes à la situation de la seule ressource dont dispose le pays, les hydrocarbures en l'occurrence, à savoir la poursuite de la baisse tendancielle du volume des exportations due à la baisse de la production, à laquelle s'ajoute désormais la hausse de la consommation domestique favorisée par les subventions, ainsi que la baisse des cours (prix) du baril qui semble se maintenir dans la durée, les conséquences de telles mesures d'augmentation des salaires sur l'amplification des déficits déjà perceptibles sont certaines. La masse salariale prise en charge par le budget de l'Etat a été estimée par ailleurs à 2600 milliards de dinars en 2013 ; selon les données du ministère des Finances, elle devrait dépasser très largement le cap des 40 milliards de dollars l'année prochaine compte tenu des augmentations de salaires déjà prévues, mais également le recrutement de plus de 100 000 fonctionnaires sur 2 ans (2014 et 2015), ceci sans tenir compte des dernières augmentations décidées au profit du corps de la police nationale et probablement pour d'autres corps socioprofessionnels encore. Donc, la question mérite effectivement d'être posée. Comment répondre à cette apparente contradiction ? En théorie, les sciences économiques nous enseignent que les dépenses publiques doivent être corrélées à l'état des ressources disponibles en perspective, autrement dit la dépense publique est fonction de l'état des ressources disponibles. Or, au moment où l'état des finances publiques traverse une conjoncture contraire aux périodes antécédentes (2009/2011), les pouvoirs publics décident d'augmenter les dépenses salariales. Cela est irrationnel et dénote de la fuite en avant dangereuse pour l'avenir des finances publiques du pays. -Le malaise touche plusieurs secteurs. Les pompiers menacent de monter au créneau et les enseignants reviennent à la charge. Comment y faire face ? En Algérie, pour obtenir la satisfaction des revendications socioprofessionnelles, on recourt, et cela depuis longtemps déjà, aux manifestations de rue. Cela signifie que les canaux de communication et le traitement préventif des conflits sont déficients et cela relève incontestablement de ce qui est désormais consacré sous nos cieux par la «bad gouvernance». Que font nos gouvernants, pourquoi laisser s'exacerber les conflits latents et agir en pompiers sous la pression de la rue ? On peut donc s'interroger sur cette déficience des pouvoirs publics à traiter préventivement les conflits socioprofessionnels. Comment expliquer ces «concessions» sous la pression de la rue qui se traduisent par une redistribution de revenus ou de biens matériels, et qui sont particulièrement appréciées par les citoyens et par conséquent garantissant la «paix sociale». Alors que l'éthique et la morale tout autant que la rationalité économique imposeraient une tout autre démarche, à savoir l'engagement de processus de formalisation des règles et de dépersonnalisation institutionnelle qui impliqueraient la mise en place d'un dispositif systémique accordant «des droits à tous sur des bases écrites et opposables». Et c'est là où l'on trouve la réponse à nos questionnements, cette concession des droits à tous les citoyens sur une base égalitaire et impersonnelle est de nature à menacer directement les privilèges des tenants de l'ordre social et des élites alliées qui tirent précisément leur pouvoir de leur accès exclusif aux ressources des gouvernants. Le système discrétionnaire d'allocation de la rente publique sur lequel repose l'équilibre du système bureaucratique d'Etat se trouverait alors menacé. Le pouvoir procède ainsi d'un vaste marchandage politico-économique avec les acteurs sociaux, offrant des opportunités de captation de rente en contrepartie d'un soutien politique et ouvre de grandes marges de négociations dans un système centralisé, provoquant des comportements de recherche de rente avec de multiples répercussions à tous les niveaux du développement. Ce qui expliquerait aussi pourquoi les méthodes de direction de l'économie qui ont été utilisées jusqu'à présent n'ont fait que provoquer d'énormes gaspillages de ressources, décourager les producteurs, frustrer les jeunes instruits et désabuser tous ceux qui croient au changement. Non seulement elles n'ont pas provoqué de changement… et facilité la transition systémique souhaitée, mais elles l'ont sur bien des points contrariée, voire même empêchée. -Partout la relation entre le gain et l'effort, sans laquelle il n'existe pas d'ordre économique viable, tend à disparaître si elle n'est déjà inexistante. Les gains sont devenus, même dans les secteurs officiels, l'objet d'une vaste foire d'empoigne où triomphe l'esprit de monopole, le favoritisme, les pressions politiques et l'incohérence… Dans un tel système, les traitements et salaires sont fixés d'une manière bureaucratique au hasard des contingences politiques, indépendamment de toute référence à la rareté et à l'utilité véritables des services rendus. Puiser encore et toujours dans les revenus tirés de la vente des hydrocarbures, qui connaissent déjà une baisse importante, c'est perpétuer l'économie de rente avec son cortège de conséquences antinomiques aux règles de fonctionnement d'une économie de marché efficiente où les gains sont liés aux efforts accomplis. Le temps des reconsidérations est compté, il faudrait absolument s'engager résolument sans tarder dans des réformes de fond pour faire face aux problématiques socioéconomiques qui ne pourront que s'exacerber dans le cadre du mode de fonctionnement actuel du système sociopolitique et traiter rationnellement la problématique centrale qui est celle de la construction d'une économie efficiente en termes d'emplois et de valeur ajoutée, une économie productrice de richesses. -La situation rappelle encore une fois l'absence d'une politique salariale. Pensez-vous que les leçons n'ont pas été tirées des précédents mouvements de protestation ? C'est toujours le même constat récurrent qu'on observe. Aucun changement n'est apparu malgré les critiques récurrentes qui sont formulées non seulement par les économistes algériens, mais par tous les observateurs attentifs de l'économie nationale et les institutions internationales. Ceci étant, il faudrait souligner que la détermination des salaires et leur hiérarchisation sont aujourd'hui confrontées à plusieurs dilemmes : - des besoins sociaux insatisfaits exprimés à travers de nombreuses revendications ; - de nouvelles exigences de résultats économiques particulièrement dans les entreprises publiques ; - des structures de répartition qui s'éloignent de la rationalité économique et qui développent de multiples frustrations qui accablent les titulaires de bas revenus. Ces enjeux expliquent la complexité de la tâche en matière de détermination des salaires, surtout dans les conditions économiques actuelles. La croissance économique demeure toujours faible faute d'un rythme soutenu et élevé d'investissements productifs. Par ailleurs, malgré la baisse sensible du taux de l'inflation, le coût de la vie demeure élevé, ce qui rend légitime la revendication de hausse des salaires afin d'équilibrer quelque peu le pouvoir d'achat des travailleurs, toutes catégories confondues. Or, toute hausse des salaires va stimuler théoriquement la demande, et comme l'offre de biens et services, particulièrement les produits de large consommation est localement insuffisante par rapport à la demande, cela entraînera l'inflation par la demande. Les augmentations de salaires sans gains de productivité constitueraient pour les entreprises une réduction de leurs capacités de financement, et par conséquent là aussi de moindres possibilités de création d'emplois. Pour la fonction publique, autrement dit pour l'Etat en tant qu'employeur, ce sont les équilibres macro-financiers qui s'en ressentiront. La compensation des hausses des salaires sans contrepartie en impôts et taxes, sources des revenus de de l'Etat dans une économie fonctionnant à l'impôt, imposera le recours aux moyens de payement issus de la rente des hydrocarbures qui connaissent déjà une baisse importante. Nous avons longuement exposé les fondements théoriques des politiques salariales dans le livre que nous avons publié auprès de l'OPU en juillet 2013. Nous avons pu constater que nombreux étaient les facteurs déterminant le niveau de salaire dans un pays à un moment donné, le coût de la vie, la pénurie d'offre de travail, le niveau général des prix, la capacité de payement des entreprises, la classification des emplois, la productivité du travail, la croissance économique… L'Etat fixe non seulement les salaires de la fonction publique, mais il détermine de plus le salaire minimum interprofessionnel garanti qui assure à tout salarié travaillant à temps complet une rémunération au moins égale à son montant et prévoit un mécanisme d'indexation sur le prix à la consommation afin que le pouvoir d'achat des salariés les plus modestes ne s'amenuise pas sous l'effet de l'inflation. L'Algérie ne fait certainement pas exception, sauf que l'application de telles dispositions ne semble pas opérante dans la mesure où nombreux sont les problèmes relatifs à l'indexation dont les critères d'appréciation, au-delà des négociations, ne semblent guère être partagés et reconnus par tous les partenaires concernés. Et c'est une fuite en avant hypothéquant l'avenir du pays à laquelle procèdent les pouvoirs publics en continuant à réformer ce qui est manifestement irréformable et qui nécessite, si l'intérêt des générations futures est considéré, une rupture courageuse avec les méthodes de gouvernance publique devenue totalement obsolète.