L'entreprise de dislocation filiale perpétrée à l'état civil colonial à partir de 1882 s'est faite sentir sur des générations entières. Sous l'ombre tutélaire de Mostefa Lacheraf, un débat des plus passionnants s'est déroulé au pavillon central du SILA, sur l'origine des noms en Algérie. Il s'agissait d'un cycle de conférences réparties sur deux jours (les 2 et 3 novembre), dédiées à la reconstitution de notre histoire sociale et culturelle à travers une approche «onomastique», mot savant qui désigne la science des noms. Si la première journée s'est concentrée sur la «toponymie», c'est-à-dire les noms de lieux, la journée de mardi, quant à elle, a été consacrée à l'étude des noms propres (ou «anthroponymie») issus de notre patrimoine onomastique. Le colloque a été organisé à l'initiative de l'Unité de recherche sur les systèmes de dénomination en Algérie (Rasyd), relevant du Crasc. Et comme ont tenu à le souligner les organisateurs, ce colloque s'est voulu aussi un hommage à Mostefa Lacheraf et fit, d'ailleurs, largement écho à son dernier livre majeur, Des noms et des lieux (Casbah, 1998). Parmi les intervenants à ces rencontres, le professeur Farid Benramdane a régalé l'assistance par un exposé de haute facture sur l'origine des noms propres en Algérie en mettant à nu l'entreprise de dislocation filiale perpétrée par l'état civil colonial à partir de 1882. M. Benramdane est professeur à l'université de Mostaganem, directeur du laboratoire Environnement linguistique et usages du français en Algérie (Elilaf) et chef de la division toponymie dans l'unité de recherche Rasyd. Alliant érudition et pédagogie, le professeur Benramdane a expliqué que l'identité est d'abord une affaire de noms propres. «Chaque société a un stock de noms propres», a-t-il dit. Il a noté qu'historiquement, les noms, en Algérie, «sont des noms de synthèse». Il a distingué, à ce propos, trois souches fondamentales dont dérivent nos noms propres : la couche libyco-berbère, la couche arabe qui englobe aussi la strate phénico-punique, à quoi s'ajoutent ce qu'il a appelé «les contaminations étrangères» (gréco-latines, turques, espagnoles, françaises, etc). Il a toutefois considéré que «le substrat de base reste le libyco-berbère». Il a souligné que «la terre et sa dénomination est au cœur du dispositif onomastique algérien. Les noms des grandes tribus fondatrices du Maghreb, les Sanhadja, Kotama, Matmata, Meknassa, Louata, Meghila, ont un sens par rapport au sol», alors qu'«au Machreq, (les noms des tribus) ont un rapport au sang». «Les noms au Maghreb ont un rapport à la terre» Farid Benramdane a indiqué que «quand on est sur cette couche (libyco-berbère), on est sur des milliers d'années». Il a cité, par exemple, «Idir» et sa variante «Yedder» : «Ce nom est inscrit sur une stèle archéologique datée de 2000 ans.» Il a ajouté : «Si vous voulez connaître dans une région les noms les plus anciens, il faut interroger les noms des cours d'eau et les noms des montagnes parce qu'ils restent sur des milliers d'années.» Le conférencier a fait défiler, moyennant un data show, des listes entières de noms embrassant de vastes ères généalogiques. Dans le lot, des noms d'origine latine, à l'exemple de «Maaouche» qui vient de «Marius», «Hammadouche» de «Amadeus». Cet inventaire recense aussi les noms d'origine biblique comme «Rabéa», une déformation de «Rebecca», selon le conférencier. On l'aura compris : le propos du conférencier était de dire combien le patrimoine anthroponymique algérien est riche et, surtout, ancien. Citant par exemple la grande tribu des Zénètes, il a dit, en forme de boutade : «Les Zenata, c'est un nom tellement ancien que seul Dieu en connaît l'origine.» Le professeur Benramdane s'est attaché ensuite à disséquer le système de dénomination mis en place par l'administration coloniale. «La France a travaillé sur deux choses : la terre et la personne. Pour la terre, il y a eu le Sénatus-consulte (1863), et pour les personnes, ce fut la loi sur l'état civil de 1882.» Le chercheur a souligné qu'à l'arrivée des Français, le système des noms en Algérie était à dominante ethnonymique. Il rappelle que l'Algérie était alors organisée en grandes confédérations tribales : «Il y avait bled Meknassa, bled Halouia, Beni Mediène, Beni Louma, Ouled Haouar, Ouled Derradji… C'étaient des noms de tribus qui étaient, en même temps, des noms de territoires. Il n' y avait pas de wilaya comme aujourd'hui. Tiaret s'appelait bled Sersou, Aïn Témouchent, c'était bled Oulhaça, Batna, c'était bled Nememcha. Mais la France a cassé tout ça. Il fallait casser la tribu, casser le territoire pour occuper l'espace.» Le conférencier a poursuivi : «Le système de filiation était de type agnatique (lignée basée sur les ascendants hommes, ndlr), patrilinéaire et tribal, avec la chaîne des prénoms. Exemple : Ali ben Mohamed ben Slimane. Dans notre tradition, la filiation est orale. La France, c'est l'écrit. La France va imposer le nom de famille.» Pour Farid Benramdane, la chaîne anthroponymique traditionnelle consacrait une identité séculaire, «tandis que là, on te donne un nom de famille qui n'a aucune identité». Citant Ageron, il a dit : «L'état civil devait être une œuvre de dénationalisation». Le but était de «franciser les noms indigènes pour favoriser les mariages mixtes». «La francisation devait toucher les noms pour aboutir à la fusion des peuples.» A l'appui, ces quelques exemples édifiants : «Farid» qui devient «Alfred», «Naïma» se transforme en «Noémie», «Habib» en «Abib», «Hamr El Aïn» en «Hamerlin»… A partir de là, il ne faut pas s'étonner, a relevé l'orateur, qu'il y ait tant d'erreurs de noms, de dégâts patronymiques, dans les registres de l'état civil. «C'est parce que notre état civil perpétue ce qu'a fait la France. Quand tu fais le S12, tu vas encore fixer la déstructuration au lieu de revenir à l'écriture originelle des noms», a regretté l'expert en onomastique. Pour lui, c'est un véritable «onomacide sémantique». Un massacre des noms.Analysant la structure de l'identité algérienne, Farid Benramdane a rappelé que celle-ci «est constituée de trois composantes : l'islamité, l'amazighité et l'arabité. Mais ce ne sont que des composantes. C'est un match de football avec trois ballons. Qu'est-ce qui va faire le lien entre l'amazighité, l'arabité et l'islamité ? C'est l'algérianité qui est un mélange. Il y a des noms purement algériens». L'orateur nous apprend que parmi les noms inspirés des attributs de Dieu (asmaa Allah al hosna), «il n'y a qu'en Algérie qu'il y a Abdelkader», un nom qui donnera lieu à plusieurs déclinaisons typiquement algériennes : Kaddour, Abdekka, Kada, Kouider… «Onomacide» et massacre des noms Au cours du débat, Farid Benramdane est revu sur la pagaille orthographique constatée dans la transcription des noms. «C'est un très grand problème», dit-il. «Il n'y a pas un Algérien qui n'ait un problème avec son nom !» Le tribunal de Sidi M'hamed enregistre à lui seul, a-t-il rapporté, 40 000 requêtes annuellement de rectification de nom. «Ce qu'on a essayé d'expliquer aux autorités est que ce n'est pas un problème technique. Il y a des présupposés coloniaux qu'on ne maîtrise pas. Tant qu'on ne revient pas aux fondements de l'état civil de 1882, on ne comprendra pas l'origine du problème.» Le professeur Benramdane a rappelé le travail qu'il a accompli avec d'autres chercheurs sur la question de l'état civil justement, et qui a donné lieu à un précieux ouvrage : Des noms et des... noms : état civil et anthroponymie en Algérie (Oran, Crasc, 2005). «Dix ans sont passés depuis ce livre. En dix ans, il y a eu au moins 7 millions de nouveaux-nés. On aurait pu au moins normaliser les prénoms», a déploré l'orateur. Il a aussi évoqué le cas des familles de même arbre généalogique, et qui se retrouvent avec des noms éclatés. «La France a attribué des patronymes différents. Ils ont un même nom, mais avec des écritures différentes. Mostefa Lacheraf appelle cela ‘‘l'étiquetage''. Pour maîtriser la rébellion, ils lui ont donné une lettre de l'alphabet à chaque douar. On a parqué les populations algériennes à partir des lettres de l'alphabet. L'administration ne se rend pas compte du degré de déstructuration qui a été commise pendant la période coloniale.»