Au fond des grottes, l'histoire et la littérature... Dans son dernier ouvrage, paru aux éditions Casbah, l'essayiste Denise Brahimi interroge les représentations associées aux grottes algériennes. Ces lieux évoqués dans Des refuges et des pièges* sont certes symboliques, mais leur imaginaire se déploie à partir de formations géologiques bien réelles et présentes en grand nombre dans la géographie algérienne. Historiquement, ces grottes ont abrité les hommes dans des périodes successives, de la préhistoire à nos jours, et pour des raisons diverses. Denise Brahimi, spécialiste des littératures francophones et du Maghreb à l'Université Paris VII, aborde ce relief par le truchement d'œuvres littéraires romanesques parues durant la colonisation française. L'auteure explore les significations attachées à la grotte qui apparaît tantôt comme métaphore, tantôt comme espace référentiel précisément situé, et le plus souvent comme les deux à la fois. Nous passons de la grotte quasi mythologique, antre d'amour et de mort, dans Nedjma de Kateb Yacine, au récit historique des «enfumades» des grottes du Dahra inséré par Assia Djebar dans L'amour, la fantasia. Dans les deux cas, l'imaginaire de la grotte contamine l'écriture et son champ sémantique se diffuse dans toute l'œuvre. Ainsi, chez Kateb Yacine, le foundouk taillé dans la pierre où se retranche Rachid en compagnie «de rêveurs silencieux», amateurs «d'herbe interdite» est, selon l'auteure, une seconde version de la grotte originelle. Chez Assia Djebar, la grotte prend la valeur d'un palimpseste historique où se succèdent les «strates du magma de cadavres et de cris vainqueurs et vaincus». Denise Brahimi poursuit son enquête où se croisent littérature, histoire et anthropologie dans deux autres romans signés Georges Buis et Yamina Mechakra. Dans la Grotte de Georges Buis, la cache des moudjahidine est perçue comme un espace mystérieux, un dédale difficile à maîtriser, si ce n'est imprenable, proche de celui de La Casbah, en tant qu'espace de résistance et de redéploiement des Algériens en lutte pour l'indépendance. Ce parallèle est d'ailleurs clairement formulé dans un entretien entre Jacques Berque et Kateb Yacine. Pour les personnages de Georges Buis, engagés dans la traque des «rebelles», la grotte est le cœur battant de la lutte anticoloniale, l'organe vital à neutraliser. La grotte devient pour Enrico, héros du roman de Georges Buis, une sorte de Moby Dick qu'il poursuit sans discontinuer et qui le hante dans un mélange de défiance et de fascination. Avec La grotte éclatée de Yamina Mechakra, nous sommes précisément dans le contrechamp du précédent roman. Denise Brahimi parle de «révolution copernicienne» opérée par la romancière qui donne la parole à des Algériens réfugiés dans une grotte à la frontière algéro-tunisienne. En effet, Mechakra montre que les fantômes qui hantent l'esprit des soldats français sont des êtres incarnés qui vivent, luttent, aiment, souffrent et meurent sous les bombes de la machine coloniale. En décrivant la vie organisée de cette petite société, l'auteur inverse les pôles de la barbarie et de la civilisation tels qu'imposés par l'idéologie coloniale. Le troglodyte n'est plus l'être primitif que l'armée française élimine sans état d'âme mais, au contraire, une société civilisée d'hommes et de femmes qui tentent de trouver refuge afin d'échapper à la barbarie généralisée de la guerre. Plus largement, Denise Brahimi met en lumière la valeur de refuge attachée à la grotte dans l'imaginaire algérien en ouvrant plus largement le champ de son investigation historico-littéraire. Elle évoque notamment deux figures majeures de la littérature universelle ayant trouvé refuge dans des grottes algériennes : Ibn Khaldoun et Miguel de Cervantès. L'auteur de la Mouqadima et le créateur de Don Quichotte ont échappé à de grands dangers en se réfugiant dans des grottes à des périodes historiques différentes (XIVe et XVIe siècles). La grotte où Cervantès, captif à Alger de 1575 à 1580, se serait réfugié au cours d'une tentative d'évasion est située à Belouizdad (Alger) et porte aujourd'hui son nom. Quant à Ibn Khaldoun, c'est pour se retirer loin des affrontements entre les rois de Fès et de Tlemcen qu'il trouva refuge chez les Ouled Arif à Taghzout (près de Frenda, actuelle wilaya de Tiaret). «Ils l'hébergèrent dans une forteresse, semble-t-il, mais la légende a préféré parler de grottes», note Denise Brahimi. En effet, ce n'est pas tant l'exactitude historique et géographique de ces lieux qui compte, mais le fait que l'imaginaire collectif et les récits populaires les aient adoptés. Dans les deux cas, la grotte sert non seulement de refuge mais donne également naissance à deux œuvres révolutionnaires dans l'histoire des idées et de la littérature. L'impact des séjours algériens, en dehors de la question précise des grottes, dans la maturation intellectuelle des deux œuvres est du reste indubitable. Denise Brahimi nous conduit ainsi dans l'espace et le temps à travers ce réseau de grottes tantôt fécondes et protectrices, tantôt mortelles. C'est d'ailleurs cette double valeur du symbole qu'argumente l'essentiel de l'ouvrage, jusque dans son titre.