Ici sont tombés Malki Noureddine et Toumi Meftah. Le premier, atteint d'un projectile ferreux aux côtes, aurait eu 20 ans le 5 décembre ; le second a reçu une balle dans le dos et avait à peine 24 ans. A proximité de la fameuse station de déminéralisation d'eau – celle qui donne de l'eau douce à Touggourt et en prive les riverains naïlis – habite la famille Toumi. Dimanche matin, des Ouled Naïl en qachabia nous reçoivent au seuil du domicile familial où se préparent les funérailles, prévues dans l'après-midi. «Des proches de M'sila, de Djelfa et de Ghardaïa se sont joints à nous, de nombreux voisins partagent aussi notre douleur», nous dit le père de famille, très affecté par la mort tragique d'un fils parti trop tôt. Membre actif du mouvement de protestation, Meftah avait adhéré à une démarche visant à lever une stigmatisation des populations nomades dont les familles restent pourtant sur place même en période de transhumance. Meftah et ses amis voulaient faire pression sur le wali de Ouargla, interpellé personnellement après maints recours. «Il faut que vous sachiez que c'était un rassemblement pacifique. Les policiers ont attaqué nos enfants à 3h. Des Patrol et des fourgons de police ont débarqué en trombe, des agents en furie ont démonté puis déchiré notre kheïma avant d'arrêter les 14 personnes qui s'y trouvaient.» Le motif, selon eux : une phrase du wali de Ouargla qui aurait promis de venir voir les protestataires avec le ministre des Ressources en eau dont la visite était prévue le 30 novembre et qui a été reportée en raison des événements tragiques qui ont secoué la ville. Le wali aurait exigé que la guitoune soit enlevée. Expédition punitive Les témoignages se succèdent. Provocation, recours excessif à la force, insultes insoutenables, humiliations, tirs intempestifs, tels sont les thèmes des conversations que nous avons eues avec des citoyens endeuillés, qui n'en reviennent pas des événements de l'avant-veille. Le patron de la Thé Kheïma, située aux abords de la RN3, en face de Draâ El Baroud, témoigne de la violence inouïe des policiers lors de l'expédition punitive, jeudi au milieu de la nuit : «Un comportement indigne des policiers algériens. Ils voulaient rabaisser des gens qui ont eu le tort de revendiquer leur droit à la dignité et la présence du premier responsable de la wilaya.» Les manifestants pacifiques avaient «promis de ne pas faire de dégâts, ils ont tenu parole», témoigne un jeune du quartier qui évoque des promesses de Sellal à propos de la disponibilité de l'eau potable à Touggourt. Des engagements de campagne électorale qui tardent à être honorés et qui auront coûté la vie à deux jeunes du quartier. Un autre évoque «une attitude digne de la police de Tel-Aviv. Un jeune a vu sa moto bousillée par un policier parce qu'elle se trouvait sur son chemin. Un autre agent a demandé de faire taire un chien qui aboyait, menaçant de lui mettre une balle dans la tête». Au summum de l'intervention policière, les Ouled Naïl leur criaient de ne pas toucher à la kheïma : «Elle est notre fierté, elle a abrité des moudjahidine pendant la guerre.» Puis, une demi-heure plus tard, alors que leurs enfants étaient dans les geôles de la police, le reste de la tribu est venu en renfort, avec une autre kheïma qu'ils ont installée au milieu de la chaussée, en signe de détermination. «Les patriarches de Djelfa nous ont demandé de ne pas céder à la provocation», raconte le père Toumi. «Quand ils sont venus leur demander de relâcher leurs camarades, les jeunes ont été reçus avec des promesses, atermoyées jusqu'au lendemain. Vendredi à la tombée du jour, les policiers sont carrément sortis de leurs gonds. De tirs en l'air en tirs nourris, nos enfants ont été pourchassés.» Le quartier empeste le gaz lacrymogène. Les habitants de la cité adjacente racontent qu'ils ont été sommés de fermer leurs volets, au risque de se faire tirer dessus. Un jeune affirme détenir des vidéos compromettantes pour la police… «On ne les a jamais vus aussi violents, toutes les manifestations passées ont été tolérées, pourquoi pas celle-ci ?» s'interroge Mohamed, le frère de Noureddine Malki. «Mon frère n'avait aucune relation avec les jeunes de Draâ El Baroud, c'était un passant qui avait cédé à la curiosité. Vers 17h30, il a été chargé de faire des courses, ma sœur lui avait demandé d'éviter l'axe du commissariat…» En rentrant vers 18h, la sœur aînée était inquiète : un coup de fil d'une personne demandait à la famille d'aller récupérer le portable, la veste et les chaussures de Noureddine près du stade. Ce qui fut fait par le grand frère, qui s'est rendu au centre-ville où des blessés étaient signalés. «Des dizaines de personnes venaient s'enquérir de leurs enfants. Des jeunes m'ont informé que mon frère avait été ramassé dans la rue et qu'il était à l'hôpital. Impossible d'entrer, son nom ne figurait pas au service de renseignements, l'infirmier qui m'a reconnu a fini par dire à mon ami que mon frère était décédé.» Avec courage et dignité, les familles ont accepté de voir le ministre de l'Intérieur, mais restent choquées par cette attitude blessante devant les médias : une aide de 600 000 DA, remise en espèces, qui reste sur le buffet de cuisine. Pour eux, seul l'espoir d'une explication sur le pourquoi et le comment de ces morts les maintient debout. «Le procureur de la République près le tribunal de Touggourt a promis que l'enquête, qui va prendre beaucoup de temps, répondra à toutes nos questions et élucidera les circonstances de la mort de mon frère», répète Mohamed. Une nouvelle bavure policière Comment la police a-t-elle pu sous-estimer à ce point la réaction de jeunes protestataires – leur moyenne d'âge est de 25 ans — à une descente aussi répressive qu'humiliante ? La veille, ils avaient arrêté 14 jeunes du quartier Draâ El Baroud, déchiré leur kheïma traditionnelle, la fierté des gens de la steppe, et fait patienter pendant plus de 15 heures une foule impatiente qui ne s'expliquait pas pourquoi des gens étaient arrêtés de la sorte et gardés en cellule sans autre forme de procès. L'embrasement était inévitable et proportionnel à la violence de la réaction des policiers aux jets de pierres et de cocktails Molotov sur le mur du commissariat, qui n'en garde pas de trace. Des témoignages concordants affirment que les policiers ont usé de beaucoup de violence «les gaz lacrymogènes à profusion, les fusils à pompe ont été utilisés par plusieurs policiers, des voisins ont ramassé des balles réelles. Pas des balles en caoutchouc comme ils le prétendent, mais de vraies balles qui ont transpercé les poumons de Noureddine et traversé la vertèbre de Meftah pour se nicher dans ses entrailles». C'est là tout le malaise de ceux qui vivent dans ces quartiers périphériques, où les conditions minimales d'une vie décente sont absentes. La rupture semble consommée entre les jeunes de Nezla et des policiers pourtant issus de la même ville, qui connaissent les problèmes de la cité mais ont attisé les tensions par leur comportement violent, disproportionné avec le rassemblement pacifique qui se tenait à Draâ El Baroud depuis une dizaine de jours.