Ce sont d'abord les yeux qui scrutent les carrés de ciel entre les sommets d'immeubles. « MK ! », disent les Beyrouthins, devenus experts en aviation militaire depuis le début de l'agression israélienne. Dès qu'on entend ce bourdonnement particulier, semblable à celui que ferait un scooter aérien, on tente de déceler dans le ciel ce point noir malicieux, ce drone, avion-espion sans pilote qui fait la fierté de l'industrie militaire israélienne dans les grandes foires de ventes d'armes à travers le monde. Deux pays, Israël et les Etats-Unis, sont nettement en avance pour les drones tactiques et de longue endurance. En Israël, Israel Aircraft Industries (IAI) a produit le Hunter Eagle, drone de longue endurance qui constitue le support du projet en cours, le Système intérimaire de drone Male (SIDM) de la firme française EADS. IAI a réalisé un chiffre d'affaires de 75 millions de dollars US en 2006. Il était de 25 millions de dollars l'an dernier. La société israélienne Elbit, quant à elle, produit notamment le drone Hermes, utilisé en Grande-Bretagne. En Palestine, le drone MK, vieille connaissance des victimes de bombardements israéliens, est appelé « Oum Kamel ». Lorsque les bombardements de la banlieue sud de Beyrouth — 1 km2 où vivaient avant le 12 juillet un demi-million de personnes — intervenaient tard dans la nuit ou à l'aube, avant les horaires irréguliers de la dernière semaine, les Oum Kamel rôdaient dans le ciel d'été de la capitale à partir de 18h. Les pronostics alors vont bon train. « Ils vont frapper Haret Hreik et Bir Abed », avancent les uns, alors que d'autres jurent sur le Coran ou sur la vierge que c'est plutôt les camps palestiniens de Sabra, Chatila et Bordj Baradjnah qui seraient au programme des avions et navires israéliens vu les zones survolées par les MK. Puis, il y a l'attente, alors que le vrombissement lointain des avions de chasse emplit le ciel et les tympans des Beyrouthins à bout de nerfs. Le boom des somnifères « Même ici à Djemayzé (un des quartiers chrétiens de Beyrouth-Est) on ne se sens pas en sécurité. Les Israéliens peuvent nous frapper et dire ensuite qu'il s'agissait d'une erreur », dit une vieille dame tenant une épicerie rue Gouraud. « Dès 19h, je me mets assise dans un coin de la maison. J'attends. Et quand ça commence, je pleure comme une gamine et à la fin, j'essaie de dormir une heure ou deux. Je ne fais plus le ménage ni la lessive. A peine je demande à un jeune voisin de me faire les courses une fois par semaine. J'habite loin du qasf (bombardement, le mot le plus courant à Beyrouth en ce moment), mais avec les Israéliens, on ne sait jamais », confie Iman, professeur d'université habitant près d'Al Hamra, une des grandes rues du centre-ville. L'heure des frappes approche. Les rues nocturnes sont quasi-vides. Difficile de trouver un taxi, pourtant réputé pour son harcèlement sonore des clients. Les reporters photographes et les cameramen ont pris les devants : ils ont des amis dont les balcons d'appartement offrent un superbe panorama sur Dhahiya (la banlieue). La chaîne de télévision libanaise NBN, dont le siège est à Jnah, sur la bordure maritime de la banlieue, place chaque jour une caméra au dernier étage de son immeuble face aux quartiers ciblés. Les quelques magasins ferment. Ne résistent au soir qui tombe que les bars de Djemayzé et une boîte de nuit dans le même quartier durant le week-end. Les ventes de somnifères ont explosé dans les pharmacies, nous indique un pharmacien d'Al Hamra. Le climat d'une ville sous embargo aérien, maritime et routier, les pénuries d'essence, les scènes des familles réfugiées installées dans les jardins publics, rend Beyrouth au bord de la crise de nerfs. Un état contagieux. Le sommeil reste le seul salut possible dans cette ville installée sur un volcan fumant et parfois explosant. Ces heures d'attente sont généralement accompagnées par des coupures électriques. Dans moins d'une semaine, le Liban épuisera ses réserves de fioul pour faire tourner les générateurs. Bougies. Lampes de poche. Portables. Les hommes retrouvent leurs peurs ataviques de l'obscurité des grottes et de la nuit. ça va commencer. Mais il semble parfois que les avions s'éloignent. Un répit ? Les optimistes et les nouveaux venus à Beyrouth commettent la même erreur, même si y croire favorise le sommeil. Mais le champ de l'optimisme est réduit à zéro par ces déflagrations monstrueuses qui font trembler la terre et les cœurs. Les vitres vibrent violemment. Les cardiaques flanchent. Les nourrissons explosent en pleurs paniques. Les médecins dans les services des urgences se tiennent l'estomac de peur que les malades soient encore une cible, comme ce fut le cas à Tyr. Les chauves-souris suspendent leurs discrets vols. Les chats disparaissent. Les déflagrations s'intensifient. Veulent-ils tout raser ? Réaliser un trou vers le centre du globe ? « Israël peut détruire la banlieue sud en une seule journée, mais en procédant ainsi par étapes il terrorise plus et dans la durée », dit un commerçant ayant quitté sa maison dans la banlieue sud et installé chez des proches au centre de Beyrouth, alors que dimanche 13 août, 11 immeubles dans le quartier Rouiss-Maâmoura, à Dhahiya, ont été détruits par 20 frappes en une minute à 14h50, à quelques heures du cessez-le-feu attendu demain matin. « Allah, Nasrallah, et toute la Dhahiya ! » Durant la première semaine de bombardements, un trompettiste beyrouthin s'est installé dans son balcon alors qu'une pluie de feu s'abattait sur la banlieue à deux kilomètres à peine de son appartement. Le musicien a enregistré sur son balcon un concerto, dialogue entre sa trompette et les déflagrations dont les explosions varient en intensité, créant une chaotique symphonie macabre. Un tour ensuite à la Dhahiya, avec le « Hezbollah-Tour », les sorties vers la banlieue qu'organise le parti de Nasrallah pour les journalistes — maximum une heure en fin de matinée, tournée à Haret Hreik, QG du hizb, où le « carré de sécurité » a été rasé deux jours après le début de l'agression, et rencontre avec des enfants brandissant en chantant des drapeaux jaune et vert du Hezbollah — ou avec un taxi (20 à 50 dollars l'heure). Au quartier Chiyah, particulièrement ciblé ces derniers jours, les brigades canines du hizb de recherche de cadavres s'attellent depuis des jours sur les décombres d'immeubles rasés. Seize immeubles ont été détruits en une seule attaque, la semaine dernière. Pourtant, la vie n'a pas complètement disparu des ruines de la banlieue sud : certaines familles sont restées car confiantes en « Dieu et en Sayyed Hassan (Nasrallah) ». D'ailleurs, un des slogans phares à Beyrouth reste « Allah, Nasrallah wé Dhahiya kouleha (et toute la Dhahiya ! ) ». Mais autant de ferveur ne cache pas les craintes des habitants dont la majorité a quitté ses habitations. « Nous avons peur que les projets de reconstruction tombent entre les mains de corrompus », souligne un habitant de la banlieue. L'autre peur est de voir la banlieue, ensemble de quartiers populaires et commerciaux, se transformer en jumelle de Solidere (du nom de la Société libanaise pour le développement et la reconstruction, dont l'actionnaire principal fut Rafic Hariri), le nouveau centre-ville huppé de Beyrouth et dont des parties, comme le Saïfi Village, représente un « ghetto de milliardaires », selon un journaliste d'Annahar. Pour le moment, les Libanais n'en sont pas là, l'urgent reste d'affronter ces tonnes de flammes et d'explosifs larguées du ciel et de la mer. Une des armes du « somoud », la résistance, reste l'humour libanais. Une des blagues qui circulent à Beyrouth est la suivante : un miraculé quitte la banlieue après un bombardement vers le centre-ville la main levée avec le « V » de la victoire. « On a gagné ? », lui demande un passant. « Non, il reste deux immeubles encore debout dans la banlieue. »