Assis sur des cageots de bière vides, les pieds solidement plantés dans une plage de galets polis par le ressac, Toufik et son ami écaillent patiemment leur pêche du jour. Une vingtaine de poissons, de trois ou quatre espèces différentes, dont un espadon kysteux, constituent le maigre butin recueilli au fond de leurs filets. «Quand le vent vient de l'est, il n'y a pas de poissons», explique Toufik, pêcheur et plaisancier à Tamda Ouguemoun, petite crique qui abrite une trentaine de bars-restaurants et une poignée de pêcheurs. «Le poisson se fait de plus en plus rare», bougonne-t-il. La cause ? Cette polution au plastique qui prend des proportions alarmantes. C'est dans l'estomac des poissons que les innombrables morceaux de plastique charriés par la mer finissent le plus souvent. C'est ainsi qu'au fil des ans, la communauté des pêcheurs a connu le même déclin que les bans de poissons qui peuplaient jadis ces côtes tourmentées. Moins de poissons, moins de pêcheurs. Sur l'étroit rivage de Tamda Ouguemoun, sur des parkings improvisés, les voitures des clients s'alignent sagement les unes derrière les autres. En face, bars, restaurants et autres tripots pullulent, allant jusqu'à se jucher sur d'improbables pitons rocheux léchés par les vagues. Tant et si bien que ces dernières années, l'endroit est devenu la Mecque des amateurs de boissons à base de houblon. Entre Azeffoun et Tigzirt, la route serpente au milieu d'un décor de cinéma. Mer, ciel et montagne jouent continuellement à recréer des paysages hauts en couleur. Trois choses, cependant, viennent rappeler au touriste égaré qu'il se trouve bel et bien en Algérie plutôt que dans un film italien. Ici, la route s'affaisse dangereusement en divers endroits sans que cela soit signalé. Des monceaux d'ordures et des cadavres de bouteilles de bière par milliers jonchent les bas-côtés de part et d'autre et sur les montagnes, le noir des incendies domine désormais le vert des maquis. Un pays entre légende et réalité Nous nous sommes aventurés chez les Iflissen Levhar à la recherche de villages de pêcheurs kabyles, de légendes de pirates et de hardis marins partis au fil de l'eau chercher fortune. C'est une terre d'histoire millénaire que ce pays d'Iflissen, qui compte parmi les confédérations kabyles les plus connues depuis l'Antiquité. Ils se divisent en deux entités distinctes : les Iflissen Umlil, du nom de l'argile blanche qui caractérise leur terre, sont des paysans. Les Iflissen Levhar, sur la côte maritime allant de Tigzirt à Azeffoun, peuple de la mer s'il en est, sont des artisans et des pêcheurs. Est-il vrai qu'ils tirent leur nom de ces fameux pirates qui écumaient la Méditerranée, des forbans qui faisaient la course en mer et revenaient chargés de butins dans leurs villages perchés sur la montagne ? Quelle est la part de légende et celle de la réalité ? Il est communément admis que la définition du mot Iflissen oscille entre pirates et artisans. L'écrivain journaliste Younes Adli, auteur de plusieurs ouvrages sur le passé de la Kabylie, penche plutôt pour l'hypothèse qui voudrait que les Iflissen soient des armuriers. «Taflissth désigne le fameux poignard qui était leur spécialité, explique-t-il. Par ailleurs, leur réputation d'armuriers était bien établie. De là à dire que les Iflissen sont des armuriers...» Ces tribus sont établies sur ces terres depuis des temps immémoriaux. «Les villageois avaient pour habitude de faire du troc avec les Phéniciens en disposant leurs marchandises le long des plages, précise encore Younes Adli. Il n'y avait pas moyen d'établir des comptoirs sur ces rivages escarpés, alors ils pratiquaient cette forme d'échanges. Ces informations, je les tiens de vieux de la région que j'ai interrogés il y a quelques années.» Des monuments mégalithiques vieux de 5000 ans Situé entre Tigzirt et Azeffoun, le village des Ath Rehouna s'accroche à une colline qui surplombe la mer. Ce village abrite l'un des plus vieux et des plus précieux trésors archéologiques de la Méditerranée : des allées couvertes qui dateraient de quelques milliers d'années avant Jésus-Christ. Il n'y en a que 14 en Afrique et 8 d'entre elles se trouvent précisément à Ath Rehouna, signale Ferhat Bouanou, assistant réalisateur, passionné d'histoire. Sur la route nationale, au moment de bifurquer vers Ath Rehouna, aucun panneau ne signale l'existence de ce trésor archéologique. Il faut donc continuellement s'arrêter pour demander son chemin. Ath Rehouna est un petit village paisible. Visiblement jaloux de leurs trésors culturels, ses habitants vous fixent d'un œil suspicieux quand vous demandez l'emplacement des allées couvertes. Un gardien des lieux sert de guide, car il n'est pas question de faire le tour de ces fameux dolmens sans la présence de ce jeune homme, encore moins de les prendre en photo. Aujourd'hui, il ne reste que quatre allées debout. Les autres se sont plus ou moins effondrées suite aux séismes ou par manque d'entretien. Etranges témoignages d'ancêtres dont on ne connaît presque rien. Quelles peuplades, de quelles civilisations et de quelles cultures, ont édifié ces monuments mégalithiques qui défient les siècles. Encore plus étrange, le fait que ce trésor culturel soit complètement abandonné et dévalorisé. Un peu comme pour le flissa. Nulle part, on ne peut admirer ce yatagan des Iflissen qui aurait donné son nom à toute la région. Les dernières forges sont tombées en ruine et les derniers armuriers ont emporté dans leur tombe leur secret de fabrication. Il nous a été impossible de trouver une forge encore debout. «Le mot flissa est l'un des premiers mots kabyles à être admis dans le dictionnaire français dès les années 1920 », indique Ferhat Bouanou. Tigzirt et Taksebt, cités millénaires Retour à Tigzirt sur mer, coquette ville très animée. «Septime Sévère a séjournée ici», dit fièrement Ferhat à propos de l'empereur romain d'origine africaine qui a régné de 193 à 211 après J.-C. C'est à lui qu'on doit l'essor de la cité dans l'Antiquité. S'il revenait aujourd'hui, son carrosse aurait du mal à trouver un passage dans les rues embouteillées de la ville. Du passage romain dans la région, il reste néanmoins de belles ruines que l'on peut encore visiter tout en jouant aux devinettes, car il n'y a ni visite guidée ni panneaux explicatifs. Les touristes se contentent de promener leur regard sur des ruines aussi mystérieuses que muettes. Le port de Tigzirt est considéré comme l'un des plus vieux ports phéniciens d'Afrique du Nord, explique Ferhat Bouanou. En revanche, celui de Taksebt, plus à l'est, serait antérieur de plusieurs siècles à celui des Phéniciens, selon notre passionné d'histoire locale. Nous quittons les rues encombrées de Tigzirt pour les venelles désertes de Taksebt, vieille forteresse et cité antique bâtie sur le sommet du cap Tedlès. Elle abrite un célèbre mausolée funéraire appelée Somaâ, vieux de deux millénaires. Le village est abandonné et les ruines kabyles sont venues s'ajouter aux ruines phéniciennes, romaines ou autres. Il donne à voir de magnifiques vestiges aux rares promeneurs férus de vieilles pierres qui s'aventurent jusqu'ici. Véritable musée à ciel ouvert, l'histoire se lit ici en couches superposées de siècles empilés les unes sur les autres. Le sommet de la colline offre une vue panoramique sur le littoral et les montagnes. C'est un phare naturel qui permet de voir et d'être vu de loin. On peut encore admirer une arche voutée en pierre de taille qui a été un jour une porte d'entrée. Selon Ferhat Bouanou, cette cité a été en des temps lointains un fief de la piraterie. «Pendant l'occupation ottomane, Taksebt a été l'un des fiefs de la piraterie en Méditerranée. On y fabriquait le fameux flissa des pirates, des canons et le fameux ‘‘chebek'', l'un des meilleurs bateaux à voile du monde », dit-il encore. La visite se termine par le grand monument funéraire un peu en contrebas du village. Impossible d'y accéder ni même d'en approcher, le site est grillagé. Là encore ni guide ni gardien. Circulez, il n'y a rien à voir. En définitive, on revient des Iflissen ravi et conquis, mais un peu frustré. Les paysages sont magnifiques, mais on ne fait rien pour les préserver. Quant aux sites et monuments historiques, ils sont très nombreux mais jamais mis en valeur. La région, comme beaucoup d'autres en Algérie, est un livre d'histoire dont beaucoup de pages restent blanches. Quant elles ne sont pas purement et simplement arrachées.