Le 24 février 1971, l'Algérie nationalisait ses hydrocarbures dans une décision à haute valeur symbolique pour un pays nouvellement indépendant. Ironie du sort, 44 ans plus tard, la source de cette souveraineté a engendré une dépendance multiforme. Dépendance aux recettes des hydrocarbures pour financer l'Etat, dépendance aux importations pour l'essentiel de nos besoins de consommation, dépendance à l'expertise étrangère et surtout dépendance vis-à-vis de la rente pétrolière pour maintenir une paix sociale fragile. A cela, il faut ajouter une désindustrialisation et une insécurité alimentaire qui rendent l'idée même de souveraineté irréaliste. Car, sur le chemin de la construction de la jeune nation algérienne, ce concept a été parfois dévoyé, servant d'alibi pour ralentir les réformes, justifiant de vieux réflexes socialistes ou expliquant l'omniprésence de l'Etat dans la sphère économique. Elle a, certes, été mise à rude épreuve quand elle était en situation de cessation de paiement, le pays était contraint au milieu des années 1990 de se soumettre au bon vouloir du FMI. Mais l'embellie pétrolière a permis au pays de se constituer un matelas de devises considérable, de se débarrasser de la dette extérieure, et même de se constituer une épargne budgétaire. Dans la pratique pourtant, l'économie algérienne fidèle au principe keynésien de l'Etat, moteur de la croissance, n'a cessé de vaciller entre ouverture anarchique et mesures protectionnistes, évoluant au gré des cours du pétrole. «L'expression de la souveraineté économique n'est pas surprenante dans un pays où l'Etat est le premier investisseur et employeur, où il contrôle la principale source de revenus externes et où une situation de quasi monopole sur le secteur bancaire est maintenue», relèvent l'économiste Mihoub Mezouaghi, et Fatiha Talahite, chercheure au CNRS de Paris, dans un article publié en 2009 sur «Les paradoxes de la souveraineté économique en Algérie». Pour l'Algérie, souveraineté économique n'est pas synonyme de puissance économique. Logique quand on sait que les besoins alimentaires du pays sont satisfaits à hauteur de 30 à 50% par les importations. Dans les médicaments, ce sont 60% des besoins qui sont importés. «80% de nos importations sont incompressibles», souligne Hocine Amer Yahia, consultant en entreprise et ancien cadre du secteur de l'industrie. «Le gros des importations provient des biens d'équipement, les matières et demi-produits qu'on ne trouve pas chez nous», mais aussi des services qui «dépassent 10 milliards de dollars par an, souvent occultés dans les statistiques». «Il y a trop de gaspillage et de fuites aux frontières pour certains produits», déplore-t-il. La dépendance excessive vis-à-vis de l'étranger pour les besoins les plus élémentaires est sans doute l'expression la plus éloquente d'une souveraineté devenue virtuelle. Antagonisme «Pour être souverain en économie, il faut produire», estime Amar Takjout, secrétaire général de la Fédération nationales des industries manufacturières des textiles et cuir. Ce qui n'est pas le cas en Algérie. Pour l'économiste Mourad Ouchichi, «la souveraineté économique passe par un Etat de droit et une économie puissante qui ne peut résulter que d'un investissement productif». Les réformes menées à partir des années 1980 (restructuration, autonomie des entreprises, privatisations, PAS) auraient dû permettre cette transition économique, mais il n'en a rien été. L'alibi de la souveraineté économique a-t-il servi à faire échouer ces réformes ? Pour Amar Takjout, si les réformes ont échoué, c'est parce qu'elles «ont été imposées par l'extérieur, dans un contexte de crise et conduites sous la contrainte.» Pourtant, certains économistes mettent en avant cet antagonisme entre souci de souveraineté et réformes. «Les réformes ont été avortées, c'est le cas pour Mouloud Hamrouche dans les années 90' car il y a une crainte de perte du pouvoir de domination sur la société», explique Mourad Ouchichi. Le pouvoir «en place depuis 1962 sait par intuition que s'il perd le pouvoir économique, il perdra certainement le pouvoir politique», car «il ne tire son statut que par la distribution de la rente pétrolière pour l'achat de la paix sociale dans le cadre d'un contrat tacite avec la société, qui s'interrompt dès que les prix du pétrole baissent». L'échec des privatisations, la frilosité quant à l'ouverture de certains secteurs économiques, les difficultés auxquelles sont soumis les investisseurs étrangers, la discrimination entre secteur public et privé national sont-ils tous la résultante de cette idée de préserver la souveraineté de l'Etat ? Pour Hocine Amer Yahia, les choses méritent d'être nuancées. L'autonomie de gestion des entreprises publiques n'a pu être conciliée avec «un Etat habitué à gérer par injonction et dépourvu de tout système de régulation et de contrôle», l'initiative d'entreprendre continue «à être bridée devant une panoplie d'obstacles», les privatisations ont «été arrêtées et non pas ratées», et avec l'introduction de la formule 51/49% «il n'y aura plus jamais d'entreprises étrangères à 100% de capital en Algérie si cette formule devait être maintenue pour tous les secteurs». Mais pour notre interlocuteur, ces méthodes de gestion ne sont pas imputables à «un souci de préservation de la souveraineté économique». Il s'agirait plutôt de «réflexes» induits par «la crainte de perdre une sphère d'influence ou de voir surgir de grands groupes de pression privés qui pourraient devenir incontrôlables», car «on ne veut pas en réalité scier la branche sur laquelle on est bien assis.» Populisme A défaut d'une économie productive et de réformes concrètes, la souveraineté économique devient «un concept populiste, galvaudé et instrumentalisé par ceux-là mêmes qui captent la rente» et notamment «la bourgeoisie monétaire ou commerçante qui fait de l'accumulation primitive du capital.» assène Mourad Ouchichi. Expression d'une reprise en main de son autorité sur ses richesses du sous-sol après avoir repris en main son destin, la souveraineté a fini par devenir un prétexte à l'immobilisme, à l'interventionnisme, au statu quo politique et économique. Un symbole de frilosité face aux menaces extérieures devant lesquelles pourtant l'Etat fait preuve d'un laxisme et d'une inefficacité étonnantes quand il s'agit des importations. L'Etat doit penser à mettre en place «des instruments de régulation, de normalisation et de contrôle que toute économie de marché doit posséder», si on veut réduire les importations et de promouvoir les exportations, soutient Hocine Amer Yahia. C'est comme ça seulement que «l'on peut instaurer et garantir notre souveraineté économique, tout le reste n'est que slogan».