Peut-on se contenter des signes extérieurs de richesse ou de l'accès aux biens de consommation durables pour conclure qu'il y a plus ou moins de pauvres en Algérie qu'il y a 20 ans ? Mohamed Lakjaa, professeur de sociologie à l'université d'Oran, relativise la question. Si la pauvreté continue à se définir par ses aspects matériels, «elle tend de plus en plus à revêtir de nouvelles formes», soutient-il. Il en veut pour preuve le phénomène des harraga qui s'est accentué depuis une décennie avec ces «4000 à 5000 jeunes Algériens ‘‘damnés de la mer'' qui veulent aller tenter leur chance sous d'autres cieux». L'autre indicateur est «l'extension du commerce informel transnational». Pratiqué par «des femmes issues des couches sociales défavorisées» suite à la crise économique qui a mis au chômage «500 000 travailleurs», ce phénomène procède «du même registre de paupérisation de pans entiers de la société», estime le sociologue. Même si l'enrichissement des riches et l'appauvrissement des pauvres n'est pas propre à l'Algérie, «tout se passe comme si des régions entières du pays ont été oubliées dans le programme de développement», alors que l'argent «continue à couler à flots», déplore le professeur. Selon lui, l'analyse des formes de pauvreté renvoie inévitablement «aux inégalités dans la répartition des richesses» qui est d'ailleurs à l'origine des protestations, notamment dans le sud du pays. Echec D'autre part, et même si certains rapports indiquent qu'il y a deux fois plus de pauvres dans les zones rurales qu'urbaines, Mohamed Lakjaa suggère le contraire en posant l'hypothèse que le mode de vie urbaine induit «la perte relative des formes de solidarité que connaissait la famille élargie». Le sociologue s'appuie sur les chiffres du recensement démographique de 2008, selon lesquels près de 70% des familles algériennes sont de type nucléaire et près de 60% des Algériens vivent en milieu urbain.Le croisement de ces chiffres suggère que «les familles les plus fragilisées par la pauvreté sont en milieu urbain». La création, en 1994, d'un ministère de la Solidarité destiné à prendre en charge les victimes de l'ajustement structurel révèle que l'Etat a tenté «de substituer sa solidarité moderne envers ces ‘‘nécessiteux'' à la ‘‘solidarité traditionnelle'' de la société. Mais, tout indique qu'il a échoué». Le déni du phénomène de pauvreté en jouant sur les termes : «démunis» au lieu de pauvres, ou encore en «déguisant le chômage» ne peuvent contribuer à lutter contre la pauvreté, explique notre interlocuteur. Face à cet échec, de plus en plus d'associations de proximité, de jeunes majoritairement, voient le jour avec parfois des extensions dans plusieurs wilayas pour venir en aide aux familles dans le besoin. Elles sont «réellement animées par l'esprit associatif, mais refusant de se soumettre à la règlementation en vigueur qui tente de contrôler toute la vie associative», note Mohamed Lakjaa. Ce sont elles qui «font face aux phénomènes de pauvreté réelle qui s'abat sur un nombre de plus en plus élevé de familles urbaines», mais elles travaillent dans l'ombre «sans le soutien négocié des autorités». Pour ce sociologue, elles sont en réalité l'expression d'une «société réelle ascendante» comparativement à une «société officielle» sur le déclin.