Depuis deux ans, le quadragénaire de Belcourt fouine dans des dépotoirs publics pour...se nourrir. «Un bout de viande rouge!» Le visage de Ammi Ali, cheveux en bataille et une barbe de trois jours, s'illumine. Il vient de dégoter un «rare» trésor. Depuis deux ans, le quadragénaire de Belcourt fouine dans des dépotoirs publics pour...se nourrir et subvenir aux besoins de sa famille nombreuse: deux adultes voués au chômage «à perpétuité», trois filles condamnées au célibat malgré leur âge avancé et un malade chronique...A cause de cette charge fastidieuse, Ammi Ali paraît tel un rescapé jeté par les eaux d'une mer sauvage. Le bonheur le fuit depuis belle lurette. «Croyez-vous que je mène une vie ordinaire? Suis-je un être humain? Je n'ai jamais imaginé finir clochard mais je vois bien que j'y suis...et j'y reste.» Ses mots résonnent. Entre pudeur et sentiment d'humiliation, le vieux d'Alger se ressaisit pour imputer la responsabilité à sa société: «Ce n'est pas moi qui devrais avoir honte. J'ai travaillé 30 ans! 30 ans dans la confection pour être récompensé de cette façon!» Une phrase à trous, puis un silence de cimetière. Une gorge nouée et des larmes ruissellent sur son visage. Il suffit de regarder ce père de famille pour se rendre compte de sa misère qui souvent est conjuguée au pluriel. Condamné à «côtoyer» des rongeurs qui lui font une concurrence avant la levée du jour. Ammi Ali se sent «un damné de la terre», «un chercheur d'os.» Les décharges de Boumati sont son seul refuge. Comment se sent-il au milieu de ces endroits crasseux? «Là-bas, tous les gens sont égaux. Ceux qui y viennent, partagent une même misère, une même cause.» Qu'en est-il du haut risque sanitaire que représentent ces dépotoirs? Il en connaît un bout mais...faire les poubelles pour se nourrir, à plus d'un titre, le constat n'a rien de reluisant. Pauvreté. Jeunes démunis, personnes âgées aux maigres retraites...exclus de la société, ils en sont réduits à ces extrêmes. Des milliers de personnes comme Ammi Ali sont à la merci des «surconsommateurs.» La société algérienne est divisée à tel point qu'elle se compose de deux franges diamétralement opposées: pauvres n'ayant pas de quoi se nourrir et riches qui consomment outrageusement. L'éradication de la pauvreté reste encore une utopie, tant ce phénomène «sert» à l'existence des «riches», explique M.Musette, éminent sociologue au Cread, à Alger. Qu'en est-il de la réaction du gouvernement? Au lieu de chercher les causes ayant poussé tout un chacun à vivre des résidus d'autrui, les autorités brillent par leur mutisme. Banaliser un phénomène d'une telle ampleur est également d'une extrême gravité. Jusqu'à présent, aucune stratégie à moyen ou à long terme, parvenant d'un département directement concerné n'est évoquée. «Cela traduit la rupture de la solidarité sociale, pas uniquement la solidarité institutionnelle», précise le Professeur Mustapha Khiati, président de la Forem. Pour endiguer ce phénomène, il plaide pour «l'institution d'une allocation destinée aux personnes les plus démunies». Qui des ministres a soufflé le moindre mot pouvant rassurer cette frange agonisante? Aucun. Ils donnent l'impression qu'il s'agit-là d'un «cas isolé». Vieux comme le monde, cet argument est souvent répété à l'évocation de ce genre de phénomène. Aujourd'hui, la vérité n'a qu'une seule face. Si les conditions nécessaires de mener une vie normale ne sont pas réunies, les Ammi Ali et autres continuent de vivre «dans la honte.» Par ces mots, Aïssa Laâradj, trentenaire et victime de la déperdition scolaire, «surpris» en train de farfouiller dans un sac d'où il retire un biberon en «bon état» pour son neveu, fait allusion au regard des autres. Ceux-ci disposent de tous les moyens et pouvoirs, y compris celui de se permettre le gaspillage alimentaire. De Boumati à Alger, en passant par Kouba, Ben Aknoun, Belcourt...le constat est le même: vivre c'est aussi survivre. Prochaine destination, Oued Smar où la «Mecque» des fureteurs. La scène est aussi brève que sidérante. Jusqu'ici invisibles, aux abords de la décharge publique, une silhouette, puis deux, puis cinq, sortent de l'ombre et se précipitent sur les poubelles «fraîchement» déchargées par un camion communal. Les gestes sont sûrs, précis et rapides: ouvrir le couvercle, déchirer les sacs, farfouiller le plus loin, le plus profond possible. Ahmed est de ceux-là. A 31 ans, il vit dans un «squat» du côté de Belfort en compagnie de ses amis. Il plonge dans les boîtes à ordures des grands magasins, souvent celles des supérettes, remplies à «ras-la-gueule». Il le fait au détriment d'une santé déjà fragile mais «l'essentiel est de ne pas revenir bredouille.» Comme pour nous convaincre, il exhibe son butin: «une boîte de champignons, une autre de sardines...J'ai aussi une horloge et une pomme étiquetée...Ils jettent de tout.» A Bachdjarah, dès la fin du marché quotidien, ils sont une trentaine à fouiller les cagettes et les cartons entassés au pied des vendeurs. «J'achète, mais je complète de cette façon», explique Saâdia, une dame courbée sur des fanes de poireaux. Tomates éclatées, bananes noircies, pêches écrasées sont ramassées dans un ballet silencieux d'habitués. Mais il arrive que la faim justifie bien souvent les moyens. La «motivation» est politique bien plus qu'économique. Se nourrir avec les restes des commerçants ne devient-il pas une façon de protester contre la société de surconsommation? On plonge dans les ordures comme d'autres s'habillent dans les friperies. Saâdia, elle, fait les deux. «Alger n'est pas Naples», estime une source du ministère du Commerce dans une brève communication qui nous a été accordée. Et de préciser: «Le phénomène existe mais pas au point d'en débattre.» C'est cette absence de débat objectif qui permet de se positionner là où l'on veut. Pas là où l'on doit être. Du constat effectué de visu, on a retenu qu'Alger est pire que Naples. L'«auberge des pauvres», Alger n'en en a beaucoup. En Italie, qui commence à devenir un melting pot à cause des flux migratoires, cette activité insalubre ne concerne pas uniquement les Italiens. Une grande partie sont des sans-papiers où figurent, malheureusement, des Algériens. Pis encore, en sillonnant les différents quartiers d'Alger, on se rend compte que ce sont les Algériens qui salissent l'environnement en jetant une bonne partie de leurs achats. «Le phénomène n'est pas propre à Alger. Les grandes villes du monde dont Londres, New York...etc. ont le même problème», a souligné l'économiste Serraï tout en reconnaissant que l'ampleur prise par ce gaspillage est inquiétante. Cette quantité jetée trouve preneurs sert de «bons repas» pour des milliers de «miséreux.» Et la pollution de l'air résultant de ces déchets, ne semble pas être un souci majeur pour nos autorités et en particulier pour le ministère de l'Environnement et du Tourisme. «Si gaspillage alimentaire il y a aujourd'hui, c'est parce que le menu des Algériens a beaucoup changé et changera encore durant le mois de Ramadhan», commente l'économiste. Contactée via le Net, Catherine H., experte canadienne en écologie, a déclaré à L'Expression que «la problématique est complexe.» Connaissant assez bien l'Algérie, elle nous parle du taux de chômage élevé, du Snmg, des retraités...Faire de même que certains pays occidentaux est devenu une urgence. Qu'ont-ils fait ces pays? Les environnementalistes surnommés «déchettariens», «cueilleurs urbains»...ou «gratuivores» se nourrissent avec les restes des commerçants «pas par manque d'argent, mais pour protester contre la surconsommation. Il y a des limites de consommation et ces experts ont raison de nous le rappeler.» En guise d'arguments, Catherine H se réfère à une étude scientifique menée par l'Institut international de l'eau de Stockholm. «50% de la nourriture produite dans le monde est larguée sans être consommée. En tête de liste: les légumes», explique l'experte canadienne. L'Algérie, Alger pour ainsi dire, n'échappe pas à la règle. Pas étonnant que nos poubelles débordent, qu'elles regorgent de victuailles et que le nombre de ceux vivant des déchets augmente d'une façon fulgurante. Ces laisser-pour-compte, tout le monde les pointe du doigt. Pourtant, ils ne font que vivre à la lisière. Quant au gaspillage alimentaire qui se fait d'une manière éhontée, il n'est pas sans conséquence sur le changement climatique. Catherine. H est convaincue que la diminution des déchets permettra une vie plus saine. «Jeter moitié moins de nourriture, permettra d'emmagasiner plusieurs centaines de tonnes en CO2, en un an», a-t-elle expliqué. Les quantités immenses du gaz à effet de serre, dévastatrices pour la nature, sont dégagées à cause des déchets jetés quotidiennement par ceux auxquels «la vie a souvent souri». Pollution de l'air, surconsommation...les fureteurs n'ont qu'un souci. Ce n'est ni l'un ni l'autre, mais de bien remplir le couffin, un couffin de misère inquiétante.