Il y a un an de cela, presque jour pour jour, dans les colonnes d'«El Watan», dans la page «Oran Info», paraissait un article ayant pour titre «Le mystérieux poète de Dar El Hayet». Il était question, dans cet article, des poèmes tagués sur les murs de la cité populaire d'Oran appelée justement Dar El Hayet (non loin de M'dina J'dida). Aujourd'hui, un an plus tard, on est parvenus, enfin, à «identifier» ce mystérieux poète, avec lequel nous nous sommes entretenus. D'aucuns, en lisant l'impertinence des quelques poèmes tagués sur les murs de cette cité, penseraient que leur auteur ne peut être qu'un «jeunot» désabusé, qui a trouvé dans l'art du tag une sorte d'échappatoire par laquelle il laisse transparaître sa rage et sa colère. Que nenni ! Notre tagueur a 65 ans, et s'appelle Abed D. (il a préféré ne pas dévoiler son nom de famille). Il s'agit d'un retraité de la CNAS, marié et père de deux filles. «Vous imaginez bien que je ne vais pas taguer des poèmes qui parlent des problèmes de gens retraités comme moi. Ce qui m'importe et me désole, c'est cette jeunesse qui va à vau-l'eau. Je parle pour elle !» nous explique-t-il. Abed D., que tout le monde appelle affectueusement à Dar El Hayet Aami Abed, vit avec sa famille au sein de ce quartier. A présent qu'il est retraité, il s'adonne, matin, midi et soir à embellir les parties communes de sa cité… ou tout au moins à les «décrasser» autant que faire se peut. Et au passage, quand il sent monter en lui la colère et la révolte, il prend son pinceau et tague sur les murs des quatrains «coups-de-poing». Tout le monde en prend pour son grade : du pouvoir en haut lieu aux simples citoyens, en passant par les autorités locales. Il lui arrive de taguer ses poèmes aux heures aurorales (quand le quartier est encore vide), mais parfois, quand l'inspiration s'amène à l'improviste, il n'hésite pas à noircir (ou plutôt à blanchir) les murs au nez et à la barbe de tous. «Un jour, me voyant écrire sur les murs, un policier m'a demandé ce que j'étais en train de faire. Je lui ai dit que j'écrivais des poèmes, et que si c'était interdit, il n'avait qu'à faire son travail…Finalement, il m'a laissé continuer, et a passé son chemin.» Modeste, Abed se défend d'être poète. «Mes écrits ne sont pas des poèmes. Ce ne sont que des messages subliminaux qui riment, sans plus !» Pour lui, par ses écrits, il offre aux passants un miroir par lequel ils peuvent s'identifier. «Le message passe mieux avec un brin d'humour. Quand les gens jettent leurs ordures partout sauf là où il faut, c'est-à-dire dans la poubelle, je tague des poèmes emplis d'humour et d'ironie, mais où je les vise, je pointe du doigt leur incivisme. Je fais cela afin de les inciter à changer de comportement, et croyez-moi, le message passe mieux.» Effectivement, aux alentours de Dar El Hayet, les passants s'arrêtent, s'attardent quelques minutes à lire les quelques poèmes, sourient et, parfois, vont jusqu'à les «capturer» avec leur appareil photo. Il faut savoir que Dar El Hayet est un vrai petit village. Cette cité, munie d'une barre d'immeuble aussi large que haute, contient un total de 297 logements (sans compter les aménagements). Tout à côté se trouve le marché de M'dina J'dida, un immense «foutu-foutoir» commercial, gangréné par l'informel, et qui n'a fait son extension qu'au détriment de Dar El Hayet. Aussi, dès les premières heures du potron-minet, cette cité se trouve investie par une foultitude de chalands et de commerçants qui étalent, à même le sol, leurs produits en tous genres. De quoi donner une inspiration sans bornes à notre poète ! «Dar El Hayet, tablette à la sauvette, et casquette sans casse-tête», peut-on lire sur un mur, une petite «pique» aux pouvoirs publics qui baissent les yeux quand des quartiers entiers et des espaces publics sont accaparés par l'informel. «Bien simple, nous explique-t-il, il n'y a pratiquement plus d'Etat à Dar El Hayet. Il faut que les pouvoirs publics nous aident d'un côté, mais d'un autre il est important pour nous qu'on change de mentalité, qu'on apprenne à s'occuper des espaces communs en bonne intelligence.» Très sensible aux maux de la société, et à ces jeunes sans repères, qui partent à la dérive, il leur a dédié bon nombre de ses œuvres : «Moi snif snif avec nif nif, toi kif kif avec sif sif». Il n'y va pas non plus avec le dos de la cuillère pour pointer du doigt les travers de la société et l'hypocrisie prédominante : «Radin pour soi, Dieu pour tous», lit-on. «Certes, je suis très critique vis-à-vis de mes semblables, mais je ne me fais pas sortir du lot. Je ne me mets pas sur un piédestal. Simplement, je fais en sorte que les murs tagués par mes écrits soient un miroir par lequel les passants peuvent mieux se voir, et de facto percevoir leurs travers.» Ainsi, ces derniers temps, amusé par le phénomène qui a pris de l'ampleur, celui des «Je suis Charlie» et des «Je suis Mohammed», il écrira sur une des cages d'escalier de sa cité : «Je suis Mnakri». «Avec les je suis, je peux faire passer beaucoup de messages subliminaux. Je m'en régale en ce moment.» Pour lui, on doit écrire sur les murs des : «Je suis hypocrite» ou des «Je suis mounafek» à tire-larigot, afin d'éveiller la conscience des gens et les inciter à changer de comportement. En tout état de cause, voilà un bel exemple d'un homme qui n'a pas encore succombé à l'âge du virtuel, et qui écrit encore ses états d'âme sur de vrais murs.