L'âge d'or de la Cinémathèque algérienne est raconté par ceux qui l'ont vécu comme une aventure culturelle mythique en un temps où les miracles étaient encore possibles. Créée au lendemain de l'indépendance, cette institution a connu, dès les premières années, un succès fulgurant auprès du public et, très vite, un rayonnement international parmi les professionnels du cinéma. «Quand je parle de cette période à ma fille, elle me soupçonne d'en rajouter et m'accuse d'embellir la réalité», nous confie le cinéaste et poète Abderrahmane Djelfaoui. Pourtant, cette épopée est bien réelle. L'exposition qui se tient actuellement au Musée d'art moderne et contemporain d'Alger, accompagnée d'un précieux catalogue, œuvre justement à en témoigner. Au départ, la Cinémathèque est une histoire d'engagement. Celui de conserver les archives visuelles de la lutte contre le colonialisme français. Une idée mûrie par Mahieddine Moussaoui, avant même l'indépendance algérienne au sein du ministère de l'Information du GPRA à Tunis (d'où provient une grande partie des pionniers de la cinémathèque). «Il avait eu l'idée de l'INA bien avant les Français !» s'enthousiasme Ahmed Bedjaoui, commissaire de l'exposition. Malheureusement, la crise politique qui a suivi l'indépendance a mis en échec ce grand projet de centre d'archives audiovisuelles. Le projet se transforme en cinémathèque/musée du cinéma qui, en plus de la mission de conservation, œuvre à diffuser la culture cinématographique auprès du grand public. Moussaoui place Ahmed Hocine à la tête de l'institution et renforce son équipe par le cinéphile invétéré, installé à Alger, Jean-Michel Arnold. La Cinémathèque annonce son ouverture par l'activité de diffusion avec une première projection le 23 janvier 1965. Devant l'enthousiasme du public et la qualité de la programmation, la diffusion prend une place primordiale dans ses activités. En plus des salles algéroises du Club (rue Larbi Ben M'hidi) et du Français (rue Khelifa Boukhalfa), Oran et Constantine sont également dotées de salles du répertoire. Cette décentralisation a été voulue et pensée par Ahmed Hocine qui tenait à ce que les réalisateurs invités se déplacent dans les deux villes. La volonté affichée dès le départ était de proposer un programme de qualité à un public aussi large que possible. Jean-Michel Arnold raconte, dans un texte paru dans le catalogue de l'expo, que le public visé était de trois sortes : les étudiants, les consommateurs sortant des Galeries algériennes (situées en face de la Cinémathèque), et les habitants de La Casbah. Un pari audacieux, surtout quand on sait que le taux d'analphabétisme était encore très important durant les années soixante. Mais ce public qui ne lit pas «comprend ce qu'il voit et ce qu'il entend», écrira Ahmed Hocine. Et ce qu'il voit, à raison de cinq séances quotidiennes, ce sont des films à la pointe du cinéma international. Les œuvres de Jean-Luc Godard, Youcef Chahine ou de Mizoguchi sont présentées à ce public hors du commun qui ne manquera pas d'impressionner les invités étrangers. C'est ce qui ressort des citations de grands réalisateurs (Josef Von Sternberg, Claude Autant-Lara, Jacques Baratier…) reproduites pour l'exposition. Si les images «parlent» au public de l'époque, c'est également grâce aux sublimes affiches et autres visuels de François Roulet. Ce déserteur suisse arrivé de Tunis en 1962 met très vite ses pinceaux au service des grands chantiers culturels et sociaux de l'Algérie indépendante. «Il a l'idée de s'emparer des vitrines de La Librairie du Tiers Monde, laissées vacantes, pour y installer des visuels sur des sujets d'actualité qui lui semblent importants : la réforme agraire, l'autogestion, la position des femmes dans la société…», raconte Françoise Coursaget qui prépare un ouvrage sur son œuvre d'affichiste. Très vite, Arnold remarque son talent et convainc Moussaoui de le recruter. Roulet produira non seulement des affiches, mais aussi des graphismes pour les programmes ainsi que des visuels explicatifs exposés au sein de la Cinémathèque. Formé sur le tas, François Roulet a pourtant produit des affiches qui «constituent la partie la plus aboutie de son œuvre et un grand moment de l'histoire de l'affiche du cinéma», écrit Coursaget. Issu de la cellule image et son du GPRA, le photographe François Leterrier est également un membre important de la «dream team» (selon l'expression de M. Bedjaoui) de la Cinémathèque. D'abord engagé à l'Office des Actualités Algériennes, il rejoint l'équipe de la Cinémathèque comme photographe et participe également à la programmation. Il réalisera un grand nombre de photos qui constituent la mémoire visuelle de cette période d'effervescence cinématographique. En plus d'une équipe dévouée, ambitieuse et bourrée de talent, ce qui fait le succès de la Cinémathèque c'est aussi son incroyable indépendance. Une liberté conquise de haute lutte à une époque où les restrictions politiques et économiques ne manquaient pourtant pas. Il fallait le courage et l'ouverture d'esprit d'un Ahmed Hocine pour arracher la mesure exceptionnelle de l'exonération du visa d'exploitation pour les films diffusés à la Cinémathèque. Ainsi, des réalisateurs censurés dans leurs propres pays y présentaient les versions intégrales de leurs films. Jean-Michel Arnold raconte que Claude Chabrol a trouvé à Alger la seule version originale non censurée de son film Les Bonnes femmes. Ahmed Bedjaoui, recruté en 1966, se souvient : «Ahmed Hocine était fantastique. Il protégeait son équipe et n'intervenait que quand c'était nécessaire. Il n'a jamais dressé d'obstacle». Il apporte un autre témoignage édifiant : l'audace de Hocine allait jusqu'à couvrir la conservation de bobines qui devaient être détruites après la fin des droits. Pour sauver les chefs-d'œuvre de Visconti ou Hitchcock, des bandes d'actualités étaient envoyées à la destruction à la place des films, qui étaient discrètement transférés aux archives. Si elle était une fenêtre sur les cinématographies du monde entier, la Cinémathèque a aussi et surtout joué un rôle crucial dans l'histoire du cinéma algérien. Elle a permis de projeter les films du maquis réalisés par René Vautier, Djamel Chanderly, Pierre Clément, Pierre Chaulet, Lakhdar Hamina, etc. Ces reportages, qui sont autant de documents historiques, sont d'ailleurs visibles au sein de l'expo du MAMA. La Cinémathèque a également accompagné les premiers films de l'Algérie indépendante et formé le regard des futurs cinéastes. Faute d'une école du cinéma, la Cinémathèque restait la meilleure formation pour «ces fougueux jeunes qui, tout de suite, ont compris qu'ils y étaient chez eux», écrit Arnold. Quand le Festival panafricain arrive en 1969 avec le gotha des cinéastes africains réunis à Alger, la Cinémathèque est au sommet de sa gloire mondiale. Au bout de quatre années, elle est considérée comme l'une des meilleures cinémathèques au monde par le nombre de copies, la fréquentation, et la qualité de la programmation. C'est cette incroyable aventure que nous raconte l'exposition abritée par le MAMA et accompagnée par des cycles à la salle de la Cinémathèque. «Il ne s'agit pas de nostalgie, tient à préciser M. Bedjaoui. Ce que les gens ont fait dans les années 60', les jeunes peuvent le faire aujourd'hui», pourvu que se reproduise la même conjonction de talents, d'engagement et de volonté politique.