Ahmed Gaïd Salah, chef d'état-major de l'armée et vice-ministre de la Défense, a franchi le pas de trop dans la longue liste des implications de l'institution militaire dans les affaires politiques. La lettre de soutien adressée par le chef d'état-major au secrétaire général du FLN est une grave dérive, car elle fait de l'institution militaire, censée appartenir à tous les Algériens, un instrument de pression politique aux mains d'un seul parti- Etat. En sus de la Présidence et du gouvernement, on offre l'Armée nationale populaire en oblation à un parti politique qui ne représente qu'une frange de la société. En cette veille de souvenir du coup d'Etat militaire du 19 juin 1965, la lettre émanant des Tagarins tombe comme un coup de massue sur tout espoir de voir l'armée se limiter à ses seules missions constitutionnelles. Cette immixtion franche et directe dans la vie politique n'est rien d'autre qu'un coup de force qui confirme si besoin que la neutralité de l'armée n'est qu'une fiction, un mythe qu'on sert dans les discours et qu'on efface par les faits. «J'ai souligné plus d'une fois que l'ANP, digne héritière de l'Armée de libération nationale, demeurera garante de la sécurité du pays, préservatrice de son caractère républicain, attachée à ses missions constitutionnelles…tout en veillant à se maintenir à l'écart de toute sensibilité ou calcul politique», c'est ce que disait Gaïd Salah, l'année dernière, à l'Académie de Cherchell. Il avait même insisté sur «la nécessité d'éviter l'implication de l'armée dans les questions qui ne la concernent pas, pour qu'elle puisse se consacrer à ses missions constitutionnelles». Une affirmation qu'il vient de balayer d'une manière éhontée à travers sa présente lettre à Saadani. Gaïd Salah ainsi que la revue El Djeich ont passé deux années à marteler que l'armée refuse de s'ingérer dans les affaires politiques, et ce, en réponse à des appels émanant d'hommes politiques demandant à l'armée de jouer un rôle dans la transition politique. Dans un des éditoriaux de la revue El Djeich, il était même noté que l'ANP «n'entend guère aider à la promotion politique de ceux qui souhaitent être adoubés par l'armée». Et d'ajouter dans cette même livraison, qu'il convient de «respecter les institutions de l'Etat, à leur tête l'ANP, de préserver sa stabilité, sa cohésion et son unité, de s'abstenir d'essayer de l'impliquer dans les questions politiques qui ne sont pas de sa compétence et de ne pas tenter d'exploiter son attachement à ses missions constitutionnelles dans le but d'écorner la légitimité des institutions de l'Etat». Qui donc aujourd'hui jette l'ANP en plein dans l'arène politique, si ce n'est son propre chef d'état-major ! La revue El Djeich ou tous les militaires soucieux de maintenir l'ANP dans ses strictes missions tiendront-ils ces mêmes propos à l'adresse de leur chef ? Depuis le coup de force opéré par l'état-major général de 1962 en accaparant des leviers du pouvoir, le poids de l'armée n'a cessé de peser sur les affaires politiques. L'implication du militaire dans le politique, qui a fait tant de mal à l'Algérie, trouve encore aujourd'hui matière à résonance et risque avec cette sortie des Tagarins de diviser une institution qui a tout intérêt, et pour le bien du pays, à rester soudée. S'il n'est un secret pour personne que les très hauts gradés de l'armée ont de tout temps fait et défait les présidents et distribué les cartes du jeu politique en Algérie, force est de constater qu'avec la lettre de Gaïd Salah, c'est l'armée en tant qu'institution qui est mise au pas de la porte du FLN. Et c'est là que réside le danger d'une telle démarche. Avec les défis sécuritaires qui se posent à l'Algérie au niveau de ses frontières, et les risques de désintégration qui guettent les pays de la région, dire que l'armée est avec le FLN est une atteinte à l'unité nationale.