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Un wali, ça sert à quoi au juste ?
Bachir Frik : Ancien wali de Annaba, de Jijel et d'Oran, incarcéré pendant 7 ans
Publié dans El Watan le 11 - 06 - 2015

«Je crois que plus il y a d'institutions, plus le peuple est libre. Il y en a peu dans les monarchies, encore moins dans le despotisme absolu. Le despotisme se trouve dans le pouvoir unique et ne diminue que plus il y a d'institutions.» (Saint Just)
Dans la galaxie des commis de l'Etat, l'ancien wali Frik Bachir détonne. Son parcours aussi. Il est assez à l'aise pour vous le raconter avec émotion, mais aussi empreint d'une bonne dose d'amertume. Bachir est convaincu d'avoir été victime d'une machination diabolique qui l'a envoyé croupir pendant 7 ans à la prison de Serkadji.
Bachir oppose un silence un peu las comme quelqu'un qui serait fatigué qu'on lui renvoie toujours la même image, le même reproche, le même discours. Sa longue incarcération l'a marqué car «montée de toutes pièces par ceux-là mêmes auxquels je m'étais opposé et qui semblent avoir le bras long.» Il veut parler du commandant de la 2e Région militaire avec qui il a eu de sérieux problèmes et qui a été, selon lui, à l'origine de sa mutation à la wilaya de Annaba.
Avec l'éclatement de l'affaire Heziel, qui a dénoncé les dérives d'un réseau mafieux à Oran, Bachir lie ses nouveaux déboires aux anciens démêlés. C'est pourquoi Bachir a vécu son séjour en prison comme une abominable «hogra».
Bachir est né le 7 juin 1950 dans la localité de Tirchiouine, près de Merouana. Quand il évoque son enfance assombrie par des drames successifs qui ont bouleversé sa vie, l'air mélancolique qui se dégage de ses propos émeut. «Nous ne pouvons exprimer notre chagrin indicible à la perte d'êtres chers.
A l'âge de 6 ans, ma mère est décédée ; à 9 ans, mon père Ahmed est tombé en chahid au champ d'honneur.» Bachir n'a pu étudier. Il n'a pu le faire qu'en 1962 en rejoignant le centre des enfants de chouhada d'El Maâdher. «A ce propos, je tiens à ouvrir une parenthèse en rendant un bel hommage au directeur de ce centre, Bouchkioua Younès, un ancien du mouvement national qui m'a beaucoup aidé. Pendant les vacances, il m'emmenait même chez lui où j'étais considéré comme un membre de la famille.»
Par la force des bras
Son itinéraire studieux mènera Bachir au lycée Abbas Laghrour de Batna réservé aux arabophones, pendant de l'autre établissement francophone de la ville, le lycée Benboulaïd. Puis, ce sera l'école normale de Batna qui l'affectera comme enseignant à Barika, Seriana et Oued El Ma. Après avoir décroché son bac en tant que candidat libre, Bachir rallie l'université de Constantine où il décroche une licence de droit complétée par un DEA. Bachir tâte du journalisme au journal Enasr en 1974 sous la direction de Ferah Abdelali auquel «je rends un hommage appuyé ainsi qu'à mon ancien confrère Boukhezar, traîtreusement assassiné. Il y avait une équipe sympathique avec les Manceri Mustapha, Bouchetib, Kammas, Rahmani et l'incontournable Boubekeur Hamidechi…
Mais à vrai dire, le journalisme ce n'était pas mon dada. Je n'étais pas porté sur ce métier. C'est pourquoi je l'ai quitté en rentrant à Batna et en exerçant en qualité d'administrateur à la wilaya. Le wali de l'époque, M. Sahraoui, me désigne directeur général d'une entreprise en souffrance, déstructurée et endettée et que j'ai réussi à redresser. J'y ai travaillé pendant 9 ans. En 1987, j'ai été désigné chef de daïra à Rebah, dans la wilaya d'El Oued, où j'ai exercé pendant 2 ans avant d'occuper la même fonction à Bordj Menaïel. Le gouvernement Hamrouche me nomme wali de Jijel en juillet 1990 jusqu'en juillet 1994, puis wali d'Oran et enfin wali de Annaba. On a mis fin à mes fonctions le 22 août 1999 avec 22 autres collègues sur décision de M. Bouteflika.»
Bachir était loin de se douter que 4 ans et demi après avoir quitté Oran, son nom apparaisse dans une sordide affaire soulevée par le directeur de l'action sociale de cette wilaya où il accuse le chef de la 2e Région militaire, le wali, M. Kouadri, et le chef de sûreté de wilaya et d'autres personnes de faire partie d'un réseau national et international de trafic de drogue et de blanchiment d'argent. Une cellule de crise avait été créée et un dossier a été fabriqué contre M. Heziel qui a été mis sous mandat de dépôt.
La jungle de la corruption
«C'est à partir de là qu'ont commencé mes ennuis, en s'attaquant à moi à travers des articles. L'objectif recherché était de créer un scandale concernant le foncier pour détourner l'opinion publique sur la gravissime affaire de drogue. Le 15 janvier 2002, je suis incarcéré à la prison de Serkadji dont je ne sortirai que le 15 janvier 2009. Entre-temps, le 20 avril 2005, je me suis pourvu en cassation. Verdict : 8 ans. En juillet 2007, rebelote : 7 ans. Aujourd'hui, j'ai purgé ma peine, j'ai fait appel car je demande une reconsidération morale de mon cas.
Est-ce normal qu'un wali de la République soit emprisonné à cause de la distribution de 5 appartements et 5 locaux et l'attribution d'un terrain domanial à l'agence foncière de la commune d'Oran ?» Son séjour à la prison, comme on l'imagine, a été un calvaire pour un homme qui pense qu'il a été injustement mis au cachot. Pour exorciser ses démons, Bachir a écrit un livre à ce propos, intitulé Leçons et enseignements de la faculté de Barberousse. «J'y raconte la peine endurée, la posture des responsables à tous les niveaux qui ont même eu peur de contacter ma famille. C'est une souffrance indescriptible pour moi. Pourtant, j'ai un caractère d'acier.
Je ne suis pas né dans un cocon. Les épreuves de la vie, j'en connais un bon bout. Je rends hommage à mon épouse, mes enfants et à ma fille, avocate.» Œil vigilant, sur le qui-vive dès qu'on prononce devant lui des mots qui heurtent, Bachir a les yeux qui plissent et s'embuent lorsqu'il raconte les étapes tragiques de sa vie, surtout en prison. «En 2002, il y a eu un incendie en prison, une fumée toxique a failli nous emporter. Vingt-deux jeunes sont morts asphyxiés. J'ai été profondément touché encore davantage lors du séisme de 2003 à Boumerdès, où l'onde de choc a ébranlé la petite salle fermée du dernier étage où on se trouvait.
On était faits comme des rats, impuissants, à attendre la mort. De plus, on était sans nouvelles de nos familles exposées elles aussi aux risques lorsque j'appris l'attentat qui a ébranlé le Conseil constitutionnel. J'étais sans voix, d'autant que mes enfants empruntaient journellement cet itinéraire. J'ai vécu le martyre aussi au décès de ma sœur, dont on n'a pas voulu m'informer pour ne pas ajouter à ma peine. Le fait de ne pas assister à son enterrement m'a profondément affecté.
Enfin, je n'omettrai pas de dire que c'était pénible les jours de fête en prison ! Ce qui m'a choqué en tant que cadre de la nation, c'est de me retrouver avec des terroristes, notamment Abdelhak Layada. J'en avais pleuré. En 2006, dans le cadre de la loi sur la réconciliation, il a été libéré. Un jour, au parloir, il est venu me voir pour me dire qu'il allait bientôt sortir et que si je le voulais, il irait voir le président de la République pour demander ma libération. J'étais sidéré. Ce jour-là, en retournant à ma cellule, beaucoup de pensées se bousculaient dans ma tête. Un wali qui a combattu le terrorisme soutenu par un chef terroriste !»
Bachir a été sûrement marqué au fer rouge depuis ce maudit jour de 2002 où le ciel semblait lui tomber sur la tête. En prison, il a eu l'occasion d'écrire un autre ouvrage, Le système juridique et carcéral en Algérie, lecture critique derrière les barreaux. «En tant que juriste, j'ai essayé de montrer les défaillances des textes et leur application ainsi que les dysfonctionnements de l'appareil judiciaire, sans compter le système répressif archaïque.
Des trafiquants de drogue, des truands, des criminels côtoient des jeunes incarcérés pour des larcins ! On n'a pas modernisé les prisons en fonction des normes internationales. On te sanctionne en t'enlevant ta liberté, d'accord, mais pas ta dignité. Ce livre est une radioscopie de l'intérieur d'un juriste détenu.
Mais doit-on se suffire de belles paroles et de vœux pieux ? Tant qu'on n'arrivera pas à une indépendance même relative de la justice et que la séparation des pouvoirs reste une utopie, tout, hélas, restera en l'état.» Dans un autre registre, Bachir évoque les élections faussées à cause des injonctions et des pressions. «Je persiste et dis que les seules élections honnêtes et propres dans le multipartisme, ce sont celles de 1991. Mais le processus électoral a été arrêté. En 1995, 1996, 1997, 1999 et toutes les autres élections ont été instrumentalisées. Même si l'on n'est pas convaincu de ces procédés, nous, en tant que walis, on est comme des soldats.
On applique, on exécute. Mais le plus flagrant de ces tours de passe-passe, ça a été en 1997 lorsque le RND, créé quelques semaines plus tôt est sorti du chapeau comme le premier parti du pays !» On pourrait imaginer Bachir un homme aigri, revanchard, tournant en rond dans son espace réduit, maugréant, vociférant contre son sort et ses «ennemis». En réalité, c'est un homme posé, solide, format carré, plein d'énergie pour qui l'optimisme n'est pas un vain mot. En tout cas, fragile, Bachir ne donne pas l'impression de l'avoir été. Sans la force qui l'anime toujours, aurait-il résisté à cette profonde déchirure ?
La politique, pour lui, «c'est l'art du possible. En Algérie, il n'y a pas de définition dès lors qu'il y a peu de politique et presque pas de démocratie. On baigne dans un flou artistique entretenu», commente-t-il derrière ses lunettes sages… Le FLN et ses dernières sorties : «J'ai eu l'occasion de connaître des cadres de ce parti. On m'a proposé d'être congressiste. J'ai refusé, car je n'ai aucune ambition politique. Moi, je reviens toujours à mon affaire. Si j'étais coupable, je n'apparaîtrais pas à la télé en m'exprimant librement. Ce qui me chagrine, c'est que j'ai servi 30 ans honnêtement et loyalement ce pays pour me retrouver entre quatre murs comme un vulgaire délinquant.»
Quelles armes pour la lutte
Un autre wali a payé de sa personne les risques du métier. Celui de Annaba, dont l'histoire a défrayé la chronique. «Sandid était mon chef de daïra à Texenna quand j'étais wali à Jijel. C'était un cadre intègre. J'ai exercé à Annaba en tant que wali où d'ailleurs j'ai toujours des connaissances et des amis. J'ai posé la même question à son chef de cabinet, à son chef de protocole et à son maître d'hôtel : avait-il subi des pressions ? La réponse a été la même : non. Ils ont tous les trois infirmé la rumeur et m'ont affirmé qu'ils n'ont rien constaté d'anormal. Même sa famille n'a pas fait cas de pressions même si, je l'avoue, il en existe partout, y compris à Annaba.» Des walis sont harcelés par des ministres, des hauts gradés de l'armée, des entrepreneurs pour s'accaparer des biens immobiliers.
Que se passe-t-il si le wali résiste ? «Il y a plusieurs cas de figure : s'il refuse au simple citoyen, le problème ne se pose pas. S'il refuse à un demandeur du mouvement associatif, une zizanie est créée autour du wali entraînant un climat de tension. Le plus dangereux, ce sont les personnalités influentes. S'il n'est pas protégé, s'il n'a pas les épaules assez larges, le wali vivra un véritable calvaire. Le dénominateur commun est la corruption à la base de toutes les dérives. Mais celle-là a existé partout et depuis toujours.
Chez nous, elle a pris une grande ampleur. Je pense que pour la réduire, car c'est quasi impossible de l'éradiquer, il faut retourner à la bonne gouvernance en évitant l'opacité, le clientélisme qui engendrent ce fléau. Quand le pouvoir de décision est centralisé et unique, les autres institutions ne peuvent assurer leurs missions de même que les instruments de contrôle comme l'IGF ou la Cour des comptes, passives pour l'heure.» Le récent découpage administratif concernant le sud ne semble pas enthousiasmer outre mesure notre homme. «J'ai fait une lecture des décrets y afférents et j'ai constaté que c'est un échelon bureaucratique en plus créé au niveau de ces wilayas. Il va engendrer des chevauchements entre wilayas.
Bref, on a mis en place une entité administrative inutile…». Opiniâtre jusqu'à l'entêtement, Bachir a demandé de nouveau à casser le jugement en voulant peut-être signifier qu'on ne se débarrasse pas comme ça d'un homme qu'on a voulu briser et dont l'honneur a été bafoué. Il veut une réhabilitation morale vis-à-vis de la société, terminant par ce proverbe si répandu dans les Aurès : Quand l'oiseau de proie est pris, il ne se débat pas (Etayr el hor idha ettahkem ma yatkhabatch).


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