Rosala Pizzi, qui a survécu à la tragédie du crash de l'avion-cargo, habite le quartier de Besurica. La cinquantaine, elle est enseignante d'italien et en 30 ans de carrière elle a connu plusieurs Maghrébins, dont des Algériens, tient-elle à nous raconter. «J'ai eu des élèves algériens, certains avaient fini en prison pour avoir fait des bêtises… mais les avoir côtoyés m'a appris beaucoup de choses sur cette partie du Monde.» Rosala se rappelle encore du soir de la tragédie aérienne où périrent les trois membres d'équipage d'Air Algérie. «A présent que les musulmans sont stigmatisés et montrés du doigt comme les ennemis de la vie d'autrui à cause du terrorisme, le geste de ces pilotes doit être rappelé pour défendre l'islam et ses valeurs humaines», soutient-elle convaincue. A côté d'elle, parmi le public du festival, Veniero, un artiste peintre approuve ses propos. Il nous raconte comment il avait vécu les scènes du crash, qu'il a vues de son appartement, au second étage d'un bâtiment à Besurica. «J'étais chez moi, on prenait le dessert avec des convives sur la terrasse, quand soudain on a entendu un vrombissement de moteur assourdissant et ressenti de fortes vibrations… J'ai levé les yeux au ciel et j'ai aperçu un avion qui tournait et décrivait des cercles centriques irréguliers, sans doute le pilote conscient de la fin inéluctable cherchait-il un terrain vague pour s'écraser… Ce qu'il a réussi à faire.» Une jeune brune s'approche de nous. «Vous parlez de l'accident aérien ? Je m'en rappelle encore ; moi aussi j'habitais encore chez mes parents, à Besurica», nous confie-t-elle. «Nous finissions de dîner quand un bruit assourdissant et des vibrations très fortes nous ont fait sauter de nos chaises. Mon frère et moi on s'est regardés et nous avons eu la même réflexion : c'est le bruit qu'on entend dans les films quand un avion est sur le point de s'écraser !». Moins de trois minutes après, un silence terrifiant a régné, nous raconte Venier qui ajoute la description d'un fait sordide. Des groupes de riverains sont sortis de chez eux et se sont rapidement dirigés vers l'endroit du crash. Certains se sont mis à ramasser des objets ou des débris par terre, et ce manège lugubre a duré jusqu'à l'arrivée des secours et de la police, qui a isolé le site de l'accident et chassé les badauds». L'artiste, encore dégoûté par ce comportement rapace de ses voisins, croit se rappeler qu'une colonne de feu s'était élevée de l'endroit du crash. Ces témoignages précieux recueillis, nous décidons de fausser compagnie aux participants au festival «Du Missisipi au Po», une rencontre cosmopolite où les musiciens de blues croisent des auteurs de romans policiers. Giulia, l'une des responsables du festival, une jeune Piacentine que je recrute de force comme guide et détective est sceptique, mais ne refuse pas de m'aider. Je lui explique l'objectif de notre mission secrète : trouver le lieu du crash mais aussi le petit parc où une stèle commémorative avait été érigée par la commune de Piacenza à la mémoire aux deux pilotes et au mécanicien qui ont péri dans un ultime effort humaniste évitant à la ville une véritable catastrophe. L'avion-cargo d'Air Algérie s'était écrasé dans un lieu inhabité. Elle m'encourage en m'expliquant que sa voiture électrique est équipée de navigateur et de toutes sortes de technologies. Le reste, l'intuition et l'esprit de déduction devront provenir de nos deux cerveaux humains… La seule donnée dont nous disposions est que l'accident a eu lieu au-dessus du quartier de Besurica, un complexe résidentiel à la périphérie de la ville où la bourgeoisie moyenne de Piacenza a bâti des villas coquettes avec jardin. Une fois sur place, nous demandons aux habitants qu'on croise s'ils connaissent avec précision le lieu où l'avion s'est écrasé. Tous nous indiquen plus ou moins la direction de l'intersection d'autoroutes qui vont vers Milan, Pavie, Cremona ou Parme. Un homme, la cinquantaine, promène son berger allemand dans les allées tranquilles qui séparent les habitations. «Je ne sais pas où l'avion a fini sa course tragique, mais je serai toujours reconnaissant au pilote qui a évité ma maison qu'il a survolée en étant à quelques mètres seulement de son toit», nous dit ce dernier. La gratitude de cet habitant est émouvante, mais elle ne nous avance pas vraiment. Giulia donne plusieurs coups de fil et réussit à avoir le nom de la rue où la stèle a été érigée : Via Malchioda (qui signifie la rue malclouée). On parcourt plusieurs fois la rue, mais on n'aperçoit point la stèle. On finit sur l'autoroute qui longe des champs très étendus, plantés de maïs, de tomates et de poivrons. Je suggère à Giulia de commencer d'abord par chercher le site du crash et de laisser tomber la stèle pour le moment. On parcourt un tronçon de l'autoroute, mais aucune indication, aucun signe de l'accident, et il n'y a presque pas de maisons sur notre parcours. Soudain, on aperçoit une petite zone industrielle. On y fait une halte et décidons d'entrer dans une chocolaterie. Giulia est ravie, la marque lui rappelle son enfance et ses deux parents disparus tous deux il y a trois ans. Malheureusement, ce laboratoire n'a ouvert que depuis quelques années. La vendeuse interroge les plus anciens de ses collègues, mais personne n'était présent le jour de l'accident. La vendeuse n'oublie pas son sens des affaires et nous propose les produits en promotion. Giulia se laisse convaincre et achète une boîte de chocolats au gingembre pour l'offrir aux participants du festival. On tente encore notre chance dans le showroom d'un concessionnaire automobile qui nous ôte cependant toute espérance. «En 2006, il n'y avait aucun de ces commerces que vous voyez ici, tout a été construit après», nous raconte le gestionnaire. Il fait trop chaud en cette matinée de fin juin. Mon guide transpire sous son maquillage, mais cache bien sa déception et son découragement. Je lui dit que nous ne pouvons pas renoncer. «C'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Une mission impossible», lâcheGiulia, lasse. Je la regarde droit dans les yeux et prononce cette maxime présomptueuse inventée pour l'occasion : «Impossibile, non algerino !». Je m'attends à un rire sarcastique, mais au contraire, mon amie piacentine semble avoir retrouvé son optimisme d'il y a une heure et décide d'appeler la police municipale. «Je suis avec une journaliste algérienne qui veut retrouver l'endroit où un avion de son pays s'est écrasé en août 2006 ; pouvez-vous nous aider, s'il vous plait ?» L'agent qui lui répond n'était pas en service ce soir-là, mais il promet de demander à ses collègues et de nous rappeler. Pensant à mal, je dit à Giulia que nous n'avons aucune certitude que ce dernier allait nous rappeler et qu'il faut compter sur notre perspicacité et commencer à tenter d'approcher l'une des deux uniques fermes que nous avions aperçues au bord de l'autoroute. L'une est trop loin de la route et il est impossible d'y accéder. Nous tentons d'arriver à l'autre en cherchant une issue, quand soudain on repère un petit sentier non asphalté. Nous l'empruntons et tombons devant un vieux portail rouillé et fermé. Giulia peste contre sa voiture électrique qui commence à se rebeller à cette sortie impromptue des sentiers battus. Moi, je décide de ne pas me fier aux apparences et je sonne aux trois noms affichés sur l'interphone à gauche du portail. Celui d'un studio d'architecte, d'un bureau de géomètre et un simple nom de famille, Silva. Personne ne répond et la bâtisse imposante, de briques rouges, qui se trouve de l'autre côté du portail semble une citadelle imprenable. Giulia, très respectueuse des lois, me dit qu'il vaut mieux ne pas insister, car on pourrait avoir des problèmes, les gens ici étant très jaloux de leur intimité. Je lui rappelle que nous ne faisons que sonner, qu'ils sont libres de ne pas ouvrir, quand soudain un vieil homme à la démarche très lente et hésitante fait son apparition dans notre champ visuel, sans toutefois s'approcher de nous. Je suggère à Giulia de lui parler fort, espérant que son accent piacentin pourra le rassurer. Ce dernier hésite encore, nous scrute de loin, avant de se décider à venir vers nous. Une vieille femme, sans doute son épouse, apparaît aussitôt dans son sillage. Les deux nous demandent ce qu'on veut à travers les barreaux du portail. Je laisse Giulia parler. Elle met toute sa douceur et sa gentillesse dans la tentative de les persuader de nous écouter. L'homme ouvre finalement le portail. Nous tenons nos témoins directs du crash. «On venait de finir de dîner… Je me rappelle encore du bruit assourdissant que nous avons soudain entendu et des fortes vibrations que nous avons ressenties, ce fut comme un séisme… Quelques minutes après, toutes les vitres du dernier étage ont volé en éclats»… Luisa nous indique les fenêtres du haut de la maison de la main. Le téléphone de Giulia sonne, c'est la police qui nous rappelle et nous indique avec précision l'endroit où l'avion a fini sa course. C'est un champ qui se trouve dans une ferme qui porte ce nom lugubre de «Casa degliossi» (La maison des os). Nous saluons affectueusement nos deux vieux et ma guide rallume sa voiture qui repart, à mon grand soulagement. Il a été plus facile de retrouver la ferme indiquée, et à notre arrivée des aboiements nourris de chiens, heureusement attachés, nous accueillent. Le chef des ouvriers saisonniers, un beau jeune homme, Adriano, appelle son patron pour lui demander l'autorisation de nous guider vers l'endroit du crash. Lui ne travaillait pas encore dans cette ferme, mais il nous confie que ses autres collègues qui étaient présents le soir du drame lui ont assuré avoir aperçu des segments de corps humains, des morceaux de membres déchiquetés éparpillés au sein-même de la cour de la ferme. Nous suivons notre guide qui nous emmène dans un énorme champ planté de poivrons verts… Adriano se baisse et ramasse des débris de fer. Ce sont les éclats de l'avion Lochehaed d'Air Algérie. C'est incroyable, des centaines de morceaux de la carlingue, du moteur et d'autres objets, certains portant des numéros de série couvrent encore le sol… Chaque mètre carré abrite environ quatre débris au moins… Giulia imite Adriano et se met à ramasser des morceaux de l'avion et me les tend… Je me retrouve avec plein de restes de l'engin que je repose dans le sol, estimant que ces derniers doivent demeurer dans cette terre qui les héberge depuis presque une décennie… L'agriculteur nous explique que la terre, après l'accident, avait été tenue en jachère, sur ordre de la justice, pendant trois ans, avant d'être de nouveau plantée en semences. Les milliers de plants de poivrons s'étendent à perte de vue, car nous sommes sur un terrain large de plusieurs hectares. C'est cette aire inhabitée que le commandant de bord, Mohamed Abdou, a aperçue et survolée avant sa mort. Ses yeux ont embrassé cette étendue verte avant d'affronter son tragique sort. Lui et son copilote étaient conscients de l'inéluctable. Le mécanicien qui était allé au fond de l'avion tenter de réparer la panne du moteur (ou d'éteindre un début d'incendie ?) espérait-il peut-être un salut ultime ? Car, depuis le moment où l'équipage avait contacté la tour de contrôle de Milan signalant la perte de puissance d'un ou de deux moteurs du quadrimoteur, moins de dix minutes s'étaient écoulées avant le crash. Le pilote avait demandé à Milan l'autorisation d'atterrir en urgence, laquelle lui aurait été refusée ? Ou n'avait-il pas eu le temps de parvenir jusqu'à l'aérodrome milanais, puisque le crash est survenu à la frontière entre la Lombardie et l'Emilie-Romagne dont fait partie Piacenza. On ne le saura jamais. Cela a dû être terrible pour les deux pilotes de vivre les dernières minutes de leur vie en étant parfaitement conscients qu'ils ne pouvaient rien faire pour repousser la mort. Comment le pilote Abdou a-t-il pu garder son sang-froid, faire plusieurs allers-retours dans le ciel de Piacenza à la recherche d'un terrain vague, loin du quartier habité de Besurica, pour éviter de faire d'autres victimes, outre lui et ses deux collègues ? D'où lui est venue cette incroyable force, cette grande générosité et profond respect de la vie de ces inconnus qui se trouvaient chez eux, dans leur doux foyer ? La voix d'Adriano nous ramène à la réalité. Il nous fait noter que l'endroit du crash qui avait fait un énorme cratère long de plusieurs dizaines de mètres et profond de quelques mètres était resté creux par endroits. Les années passées, l'érosion de la pluie, les mouvements de labour ne sont pas encore parvenus à niveler le terrain qui demeure plus profond par endroits que le reste de la superficie du champ. Giulia, qui a oublié ses talons aiguilles et sa jupe courte note un autre détail. Les poivrons qui poussent à cet endroit sont plus gros que les autres. Il fait plus de 36 degrés en cet après-midi de juin, mais un léger frisson me parcourt. Nous saluons et remercions le bel Adriano qui remonte sur son tracteur et nous demande de nous arrêter avant de quitter le lieu, pour fermer le grand portail qui sépare le champ du quartier habité de Besurica. A peine sommes-nous de l'autre côté de la rue que nous nous mettons à la recherche de la stèle grâce aux indications précises de la police. On roule entre les allées propres du quartier, en admirant l'architecture sobre mais élégante de plusieurs villas, quand j'aperçois la stèle, érigée sur une petite place circulaire au milieu du petit parc citadin. Un panneau en métal, déjà couvert de rouille, haut d'un mètre et demi, porte cette inscription, en italien : «La ville de Piacenza se remémore avec un sentiment de fraternité Mohamed Abdou, pilote, Mohamed Tayeb Bederina, copilote, Mustapha Kadid, mécanicien, membres de l'équipage algérien disparu dans la tragédie aérienne du 13 août 2006 dans la localité de Besurica». Un calme reposant règne dans cette partie résidentielle de la ville. Seuls les quelques vélos qui passent de temps en temps sur la piste cyclable parcourue par des papas promenant leur enfant installé sur un confortable siège-bébé rappellent qu'on se trouve dans une zone habitée. De l'autre côté de la rue, le champ des poivrons s'étend à perte de vue. L'âme des trois disparus de l'avion d'Air Algérie doit se promener entre le lieu du crash et celui où se trouve la stèle protégeant les enfants qui jouent dans le petit parc et leurs parents reconnaissants au sacrifice des trois hommes. Du vieux bouquet de fleurs en plastique attaché à la stèle, se détache l'un des deux rubans en tulle violette qui entourait le bouquet de fleurs….Le morceau de tissu virevolte soudainement à côté de nous et vient se poser à mes pieds. Très étrange, car c'est une journée très chaude et aucun vent ne souffle, même pas une petite brise… Un geste affectueux de nos héros qui nous demandent de porter leur amour à leurs familles en Algérie ? Je me retourne vers Giulia et je lui fait noter ce qui venait de se produire… Elle se touche le bras et me dit : «Mon Dieu, j'en ai des frissons». Je ramasse le ruban et le renoue délicatement mais solidement autour des fleurs artificielles, en promettant aux trois hommes de raconter cela à leurs chers en Algérie… Reposez en paix dans cette terre fertile qui côtoie un quartier qui est demeuré paisible et sûr grâce à votre sacrifice. Une fois en voiture, Giulia et moi gardons un silence religieux, chacune dans ses pensées quand la sonnerie du téléphone nous ramène à la réalité. C'est le frère de Giulia qui commence à s'inquiéter de notre longue absence du festival. «Nous avons trouvé aussi bien l'endroit du crash que celui de la stèle. On vous rejoint dans une demi-heure», le rassure la jeune femme, sur un ton triomphant. Nous retrouvons nos amis du festival réunis à la place du Dôme de Piacenza… Dès qu'ils nous aperçoivent, les trois auteurs de romans policiers, un Américain, une belge et une Française nous demandent si on a trouvé l'endroit où l'avion s'est écrasé. A l'évidence, Camillo, le frère de Giulia, a vendu la mèche et a tout raconté aux curieux écrivains. Notre mission n'était donc pas si secrète. Qui sait si l'un d'eux n'en fera pas la trame de l'un de ses futurs romans. Sur les traces des héros algériens pourrait en être le titre.