Les ministres européens vont fixer un certain nombre d'objectifs (très généreux...) au système LMD. Parmi ces objectifs, on peut citer(13) : Concurrencer les universités américaines en attirant les étudiants du monde entier, particulièrement dans un premier temps les étudiants d'Amérique du Nord et d'Asie ; favoriser la mobilité des étudiants européens et leur assurer une reconnaissance européenne de leurs diplômes et ce quelles que soient les universités qu'ils ont fréquentées ; rendre l'Europe des universités compréhensible, compatible, donc potentiellement attractive, avec, à terme, l'ensemble des systèmes universitaires du monde ou, à tout le moins, avec l'architecture de cursus adoptée par toutes les universités qui ont déjà, ou qui visent, un rayonnement international ; rendre possible et « rentable », pour l'étudiant européen, sa circulation, sa mobilité, dans toute l'Europe et dans le monde, ce qui ne peut que favoriser la circulation et la fécondation des idées, de la culture, de la recherche, comme la constitution de marchés du travail européens et la démultiplication de la meilleure offre diplômante adaptée à chaque étudiant en quête du (ou des) diplôme (s) à ses yeux idéal pour se réaliser personnellement et professionnellement. Et cela au bénéfice de la qualification et de l'emploi des populations actives européennes, comme de la croissance et de la compétitivité de l'Europe ou de ses entreprises. De plus, le système LMD possède son « euro » universitaire : les ECTS, pour European Credit Transfert System (système européen de « crédits » universitaires transférables et, de plus en plus, capitalisables). Pour obtenir sa licence (ou bachelor), il faut 180 crédits, pour son mastère, 300 et toutes les universités européennes s'engagent progressivement à séquencer les cursus en tranches de 30 crédits capitalisables par semestre, soit 60 qu'il est possible d'obtenir en un an. Ce processus européen et intergouvernemental connaît une avancée considérable (malgré sa violente contestation par les étudiants en France durant l'automne 2003, voir plus loin) d'ici à 2005, les 37 pays adhérents auront adopté les dispositions législatives permettant aux établissements d'enseignement supérieur de « passer au LMD ». Il présente pour caractéristique notable d'associer les représentants des principaux acteurs du système universitaire : les ministères, les conférences nationales de présidents d'universités réunies au sein de l'EUA (l'Association européenne de l'université), et les Fédérations nationales syndicales étudiantes, regroupées au sein de la National Union of Students in Europe, désormais appelée ESIB. Chacune des conférences ministérielles (Bologne en 1999, Prague en 2001, Berlin en 2003, Bergen en 2005) associe ces trois acteurs.(14) IV - L'organisation du système LMD Le système LMD est organisé en 3 points : 1- Une architecture des études fondée principalement sur les trois grades de licence (3 ans), mastère (5 ans) et doctorat (8 ans). 2- Une organisation des formations en semestres et en unités d'enseignement (UE). Le nombre de crédits nécessaires pour valider le cursus licence est de 180 (6 semestres de 30 crédits), et celui du cursus master de 120 crédits supplémentaires (4 semestres de 30 crédits). Les unités d'enseignement sont créditables et capitalisables, c'est-à-dire « transférables dans l'espace et dans le temps ». Toutes les activités d'enseignement sont concernées par ce système de crédits, y compris les stages, mémoires, projets. 3- Enfin, la délivrance d'une annexe descriptive aux diplômes dite « supplément au diplôme » afin d'assurer, dans le cadre de la mobilité internationale, la lisibilité des connaissances. La nouvelle offre de formation (qui est l'un des dogmes centraux de la « religion » LMD...) est organisée à l'intérieur de grands domaines recouvrant plusieurs disciplines, et cohérents du point de vue des débouchés professionnels auxquels ils conduisent (y inclus évidemment les débouchés vers l'enseignement et la recherche). Comme actuellement le même diplôme peut être acquis de différentes manières, formation initiale, formation continue, formation en apprentissage, validation des acquis de l'expérience. Un parcours-type est un ensemble d'unités d'enseignement articulées selon une logique de progression en vue de l'acquisition de compétences identifiées. Ces parcours sont construits par les équipes de formation et peuvent intégrer des approches transdisciplinaires, pluridisciplinaires et professionnalisantes. Ils permettent l'orientation progressive de l'étudiant en fonction de son projet professionnel ou personnel et la prise en compte de la diversité des publics et de leurs besoins. Ils doivent inclure l'acquisition de compétences transversales, notamment la maîtrise d'au moins une langue vivante étrangère, d'outils informatiques et d'outils d'information et de communication. Le système LMD nécessite donc : un travail pédagogique plus collectif : une licence ou un mastère, c'est d'abord une équipe pédagogique qui définit et assume ensemble la diversité des parcours offerts aux étudiants, un accompagnement plus actif des étudiants par des enseignants tuteurs : nécessité d'un parcours et une spécialisation progressive qui nécessitent des possibilités régulières de faire le point et se réorienter, des étudiants appelés à être plus acteurs de leur formation et de leur parcours, des moyens humains et matériels considérables, un développement considérable de la recherche scientifique car les laboratoires doivent accueillir des étudiants en première et deuxième années de mastère pour des stages de 6 à 8 mois. Il faut signaler que l'université algérienne est loin de posséder tous les moyens et atouts nécessaires à la mise en place du système LMD, et qui sont disponibles dans les grandes universités européennes et les universités privées et publiques américaines. Comme nous pouvons le constater, la réforme LMD avec sa novlangue de bois néolibérale, comme « offre de formation » « parcours de formation, « mobilité », « harmonisation », « long life learnig », « professionnalisation », « pôle d'excellence », « validation des acquis de l'expérience », participe à une mystification qui tend à faire croire qu'avant le LMD c'était la table rase en matière d'enseignement supérieur dans le monde entier ! Il faut juste rappeler aux « adeptes » de la « religion » LMD du monde entier que les universités de Berkeley, Gand, Leuven, Jussieu, Paris V, Cambridge, Oxford, la Sorbonne, Mannheim, Salamanque, Complutense n'ont pas attendu la création d'un marché unique de l'enseignement supérieur mondial (ou européen) pour que leur réputation dépasse les frontières de leur pays. De même, les grandes écoles françaises, britanniques, américaines ou italiennes (London Business School, London School of economics, Insead, Polytechnique, Ecole normale supérieure, MIT, la Bocconi...) voient depuis longtemps la valeur de leur diplôme reconnue dans le monde entier (ou en Europe) réforme LMD ou non ! C'est pour cela qu'en Algérie, une critique de la réforme LMD est indispensable pour éclairer les vrais enjeux à l'avance et déconstruire le discours sur le système LMD des technocrates néolibéraux du pouvoir, qui est largement inspiré de l'argumentaire des technocrates néolibéraux européens. Cette critique doit être accompagnée de propositions alternatives crédibles pour une université publique performante, qui doivent être largement diffusées auprès de la communauté universitaire et de l'opinion publique afin de s'opposer à l'agenda néolibéral du pouvoir dans le secteur de l'enseignement supérieur. V- Critiques du système LMD Durant l'automne 2003, un grand mouvement de contestation estudiantine est né dans les universités françaises contre la réforme LMD et le projet ultralibéral du gouvernement français qui veut « livrer l'université au Medef », selon l'expression des syndicats d'étudiants et d'enseignants français(15). Ce mouvement de contestation ainsi que certains enseignants des universités françaises où le système LMD a commencé à être appliqué à titre expérimental (comme l'université d'Amiens, de Valenciennes, etc.) et le mouvement altermondialiste ont produit de nombreux documents et textes critiques(16) pour déconstruire le discours néolibéral des « militants de la résignation » que sont les technocrates néolibéraux et proposer des alternatives aux réformes de l'université. Comme nous le verrons plus loin, cette critique est valable dans ses grandes lignes appliquée à n'importe quel système d'enseignement supérieur à travers le monde ; mais la formation sociale algérienne et l'environnement socioéconomique qui entoure l'université algérienne nous imposent de produire une critique qui intègre aussi toutes les particularités de notre société. « Il est révélateur que cet engagement, plutôt brouillon dans les réformes se soit fait sans bilan ou évaluation préalable de l'activité pédagogique que scientifique de chaque université... » ce constat du groupe Abélard(17) sur la façon dont la réforme LMD est menée en France, peut s'appliquer aussi à la manière dont le pouvoir est en train de mener la réforme LMD en Algérie. En effet, aucun bilan n'a été fait sur l'état de l'université algérienne depuis 1980, aucun débat démocratique n'a été ouvert avec la communauté universitaire sur les réformes de l'université. Comme d'habitude, le MESRS a envoyé une note d'orientation aux universités pour mettre en place la réforme LMD, la bureaucratie universitaire a été soudainement prise de frénésie réformatrice, et elle a utilisé comme d'habitude le thème cher à certains économistes et qu'on appelle « la thérapie de choc » : c'est-à-dire pour mettre en œuvre une réforme qui a toutes les chances de susciter de nombreuses résistances, il faut aller vite et laisser entendre que l'on ne peut pas rater le train au risque de courir à la catastrophe !(18). On a mobilisé quelques enseignants (soigneusement choisis) pour qu'ils proposent des offres de formations. Certes, certains représentants de la bureaucratie universitaire (comme ceux de l'USTHB et des autres universités) ont refusé cette précipitation « suicidaire » à cause du peu d'enthousiasme manifesté par les enseignants pour cette réforme et aussi à cause du manque de moyens. Comme la réforme LMD ne commencera qu'à la rentrée 2004-2005, nous n'avons aucun recul pour voir les difficultés de son application sur le terrain, c'est pour cela que la critique doit toucher avant tout les grands dogmes du système LMD, et faire le lien avec les réalités de l'université algérienne qui n'ont rien à voir (parfois) avec les universités européennes. Nous allons passer en revue quelques dogmes du système LMD : Dogme n°1 : « L'étudiant est un acteur libre de sa formation, c'est-à-dire que c'est lui qui va choisir son cursus (comme un menu) pour être ensuite choisi par l'entreprise ou la société » (pour l'Algérie, il faudra ajouter si l'entreprise existe..., car on connaît la faiblesse des investissements hors hydrocarbures pour le moment). Par ailleurs, est-t-il raisonnable de demander à un jeune de 17-18 ans d'avoir un projet professionnel qui l'engage pour presque toute sa vie dès son entrée à l'université ? Alors que rien ne l'avait préparé à avoir une autonomie ou un potentiel de décision durant son parcours antérieur. Comment les étudiants vont pouvoir construire leur cursus quand on connaît les grandes difficultés qu'ils rencontrent aujourd'hui dans un cursus universitaire pourtant balisé dès le départ ? Bien sûr, les seuls étudiants qui sauront composer leur menu de façon rationnelle, ce sont ceux disposant déjà de capital culturel et de capital social et qui se recrutent « naturellement » dans les milieux les plus favorisés. Ce qui veut dire que les inégalités dans l'accès à l'enseignement supérieur en seront un peu plus renforcées. Dogme n°2 : « L'offre de formation est organisée à l'intérieur de grands domaines recouvrant plusieurs disciplines et cohérents du point de vue des débouchés professionnels auxquels ils conduisent (y inclus évidemment les débouchés vers l'enseignement et la recherche) ». On peut dire que l'offre de formation remet en cause le cadre national d'organisation des études. Le pire, ce sont les enseignants eux-mêmes qui vont le détruire ! En effet, chaque groupe d'enseignants d'une discipline ou d'une filière va se « précipiter » par faire une « offre de formation » pour « sauver » la peau de sa discipline ! Chaque université fonctionne en solo et propose des filières locales, des parcours types, au contenu flou et les comités pédagogiques nationaux connaîtront le sort des dinosaures ! La mise en concurrence généralisée entre les universités et les disciplines va mettre l'enseignant en face d'une instabilité professionnelle chronique, et il lui faudra coûte que coûte s'insérer dans un projet sinon il rate le train du LMD ! Les alliances entre groupes d'enseignants de filières différentes se feront juste pour « sauver » sa discipline et même si son nom n'apparaît ni dans les « domaines » ni dans les « mentions ». Gageons que toutes les disciplines sans débouchés professionnels vont passer à la « trappe » définitivement, et qu'on retrouvera leur nom ni dans les « domaines » ni dans les « mentions » des offres de formation, je pense en particulier à la philosophie, à l'histoire, à l'archéologie, à la géographie, à la physiologie animale, etc. Il est évident aussi que l'offre de formation entre une université d'une grande ville sera plus consistante que celle d'un centre universitaire. Les grandes universités auront plus de problèmes pour intégrer leurs offres de formation que les petites universités qui vont avoir un choix pas très diversifié. Pour les enseignants qui proposent des mastères, des contraintes supplémentaires aussi vagues que la « pluridisciplinarité » vont leur faire passer des nuits blanches ! Ce sera bien sûr à la commission nationale d'habilitation (qui fonctionne dans la plus totale opacité et où siègent les experts anonymes et infaillibles !) de donner son avis et en dernier, c'est la direction de la formation supérieure graduée qui valide l'offre de formation. Certains projets intéressants risqueront de ne pas être validés à cause des critères flous et changeants définis par les experts anonymes. (A suivre) Notes : (13) Sylvain Kahn, Espace européen d'enseignement supérieur synthèse n°117, janvier 2004. (14) Il faut rappeler qu'au contraire des recteurs en Algérie qui sont cooptés par le pouvoir (voir note n°9), les présidents d'université en Europe sont élus et disposent d'une légitimité qui leur permet de négocier en position de force. La conférence des présidents d'université de France avait clairement signifié en 2003 à Pascal Lamy, commissaire européen chargé du commerce, qu'elle refusait que l'éducation soit considérée comme une marchandise et de fait le secteur éducatif ne devait pas faire partie de l'agenda de l'OMC. In Conférence de presse de la CPU, janvier 2003. (15) François Dufay et Marie-Sandrine Sgherri (avec Pierre Henri Allain) La nouvelle proie du mammouth in l'hebdomadaire Le Point du 28 novembre 2003, n°1628, p 30. (16) Textes contre Bologne in http://www.passant-ordinaire.com/revue. (17) Abelard « Recettes pour une université plus mercantile » in Le Monde diplomatique, mai 2004, p 10. (18) Frédéric Lebaron « Réforme ou contre réforme néo-libérale ? Quelques réflexions sur le LMD à partir de l'expérience amiénoise » in Textes contre Bologne (voir référence 16).